E. ARMAND
Qu’est-ce qu’un Anarchiste ?
Theses et Opinions.
J’expose, je propose, je n’impose point. E. A.
La société actuelle. — Les réformateurs de la société. — L’anarchiste et la société. — L’anarchiste et les réformateurs de la société. — Les chrétiens et les anarchistes. — L’anarchiste envisagé comme réagissant contre la société. — Volonté de vivre et volonté de se reproduire. — L’effort et la joie de vivre. — L’anarchiste envisagé comme réfractaire sur le terrain économique. — De la vie comme expérience. — Les anarchistes considérés comme espèce et la camaraderie. — Les inconséquences des anarchistes. — De la vie intérieure. —— Le bourgeois libéral et sympathique. — La grande lutte et ses péripéties. — L’anarchisme à l’œuvre — L’anarchiste et les « propagandes spéciales ». — APPENDICE: Esquisse problématique d’une « société anarchiste ».
E. ARMAND
What is an Anarchist?
Theses and Opinions.
I expose, I propose, I do not impose. — E. A.
The present society. — The reformers of society. — The anarchist and society. — The anarchist and the reformers of socity. — The Christians and the anarchists. — The anarchist viewed as reacting against society. — The will to live and the will to reproduce. — Effort and the joy of living. — The anarchist considered as refractory on the economic terrain. — Life as expérience. — The anarchists viewed as a species and camaraderie. — The inconsistencies of the anarchists. — Of the internal life. —— The liberal and sympathetic bourgeois. — The great struggle and its incidents. — Anarchism at work. — The anarchist and the “special propagandas.” — APPENDIX: Problematic sketch of an “anarchist society.”
PRÉFACE
Qu’est-ce qu’un Anarchiste ? Tel est le délicat point d’interrogation posé par E. Armand en tête de ce livre, mais voilà aussi, dans les feuillets qui le composent, la réponse précise et nette.
Je n’ai certes pas la prétention de présenter cette œuvre, encore moins d’essayer de lui porter quelque appui : chaque chapitre parle lui-même de façon si simple et si précise qu’il n’est besoin de rien expliquer ni ajouter.
Ce travail était indispensable; il fallait qu’il parût. Les définitions de l’anarchie et de l’anarchiste, données jusqu’à ce jour, étaient insuffisantes et trop souvent banales. Il importait de les compléter et de dresser en pleine lumière l’anarchiste tel qu’il est, tel qu’il veut être.
L’œuvre ne laissait pas d’être difficile. Pour la mener à bien il était utile de « situer » l’anarchiste en face de tous les actes de la vie, de le mettre dans toutes les postures de savoir comment il pourrait agir et de rechercher le pourquoi de chacun de ses gestes, de chacune de ses attitudes.
Il était grand temps de parler franchement — non plus en de simples articles mais en une œuvre d’importance — de l’attitude de l’anarchiste en face de tous les réfractaires. Il était nécessaire de déterminer logiquement les rapports entre le réfractaire « intellectuel », « moral », et le réfractaire économique.
L’anarchiste ne doit plus être considéré seulement comme partie, comme membre de la société, mais aussi comme un tout individu. Combien de problèmes ont surgi que nous avons trop longtemps négligé d’étudier.
Montrer l’anarchiste dans tous ses rapports avec lui-même, avec ses amis, avec ses adversaires, avec les indifférents ; le suivre dans toutes les formes de la propagande, dans tous ses à-côtés, ses « spécialisations » et finir par un hâtif voyage en le pays d’Utopie, voilà ce qu’Armand s’est efforcé d’accomplir. Est-il utile de dire qu’il a réussi ? Le lecteur saura bien le voir.
Anna Mahé.
PREFACE
What is an Anarchist? This is the delicate question posed by E. Armand at the head of this book, but here also, in the pages that compose it, is the precise and clear answer.
I certainly do not claim to present this work, even less to try to give it any support: each chapter speaks for itself in such a simple and precise way that there is no need to explain or add anything.
This work was indispensable; it had to appear. The definitions of anarchy and the anarchist given to date were insufficient and too often banal. It was important to complete them and to bring into full light the anarchist as he is, as he wants to be.
The work was not without difficulties. To carry it out it was useful to “situate” the anarchist opposite all the acts of life, to put him in all the situations, in order to know how he could act and to seek the reason for each of his deeds, each of his attitudes.
It was high time to speak frankly — no longer in simple articles, but in a work of importance — of the attitude of the anarchist toward all the refractories. It was necessary to determine logically the relations between the “intellectual,” “moral” refractory, and the economic refractory.
The anarchist must no longer be considered only as a part, as a member of society, but also as an individual whole. How many problems have arisen that we have neglected to study for too long.
To show the anarchist in all his relations with himself, with his friends, with his adversaries, with the indifferent; to follow him in all the forms of propaganda, in all his sidelines, his “specializations,” and to end with a hasty journey to the land of Utopia, that is what Armand has tried to accomplish. Is it useful to say that he has succeeded? The reader will be able to see it for themselves.
Anna Mahé.
INTRODUCTION
Ce livre a été composé au cours d’une période de détention qui s’est prolongée plusieurs mois. Le manque absolu de documents, de points de repère servira d’excuse aux défauts de coordination, répétitions et autres lacunes.
Il n’était point d’ailleurs dans mon intention décrire un ouvrage systématiquement confectionné, mais bien de présenter aux curieux, aux chercheurs, aux mécontents, aux camarades, une suite de thèses et d’opinions purement personnelles concernant des sujets qui relèvent de l’anarchisme. Certaines d’entre elles sont à peine esquissées, d’autres sans doute trop développées.
Telles quelles sont, elles représentent l’aboutissant d’une évolution individuelle qui a duré de longues années.
Ceci me permet d’augurer que ces opinions et ces thèses profiteront a plusieurs. Elles n’ont certes point la prétention de convertir des masses aux idées anarchistes : je le répète, elles sont personnelles et n’engagent que moi. Le seul résultat que j’en espère est d’amener quelques lecteurs a une réflexion approfondie et de provoquer certains d’entre eux à l’étude contradictoire des points effleurés ou examinés. Ce sera ma plus grande joie.
E. A.
INTRODUCTION
This book was composed during a period of detention that lasted for several months. The absolute lack of documents, of points of reference, will serve as an excuse for the lack of coordination, the repetitions and other gaps.
It was not my intention to describe a systematically crafted work, but rather to present to the curious, to the seekers, to the discontented, to the comrades, a series of theses and purely personal opinions concerning subjects that relate to anarchism. Some of them are barely sketched; others are doubtless too developed.
As they are, they represent the outcome of an individual evolution that has lasted many years.
This allows me to predict that these opinions and theses will benefit many. They certainly do not claim to convert masses to anarchist ideas: I repeat, they are personal and oblige only me. The only result I hope for is to lead some readers to a deep reflection and to provoke some of them to the open study of the points touched upon or examined. This will be my greatest joy.
E. A.
I
LA SOCIÉTÉ ACTUELLE
Tableau de la société. — La course à l’apparence. — Complexité du « problème humain ». — Les deux attitudes. — A qui s’adresse cet ouvrage.
Un chaos d’êtres, de faits et d’idées, une lutte désordonnée, âpre, sans merci, un mensonge perpétuel, une roue qui tourne aveuglément, juchant un jour celui-ci au pinacle et le lendemain l’écrasant sans pitié, autant d’images qui pourraient dépeindre ce qu’est la société actuelle, si toutefois elle pouvait se dépeindre. Le pinceau du plus grand des peintres et la plume du plus grand des écrivains se briseraient comme verre si on les employait à traduire même un écho lointain du tumulte et de la mêlée que représente le choc des appétits, des aspirations, des haines et des dévouements qui heurtent et mêlent les différentes catégories entre lesquelles se répartissent les hommes.
Qui exprimera jamais exactement la bataille inachevée que se livrent les intérêts particuliers et les besoins collectifs ? les sentiments des individus et les logiques des généralités ? Tout cela constitue la société actuelle et tout cela ne suffit pas à la décrire. Une minorité qui possède la. faculté de faire produire et consommer ou la possibilité d’exister à titre parasitaire, sous mille formes diverses : propriété foncière ou mobilière, capital-outils et capital-argent, capital enseignement et capital-éducation.
En regard, une majorité immense, qui ne possède rien, sinon ses bras ou son cerveau ou autres organes productifs, qu’elle est contrainte de louer, affermer ou prostituer, non seulement pour se procurer de quoi ne pas mourir de faim, mais encore afin de permettre à un petit nombre détenteur de la puissance propriété ou valeur d’échange, de vivre, à ses dépens, plus ou moins grassement. Une masse, riches et pauvres, esclaves de préjugés séculaires, héréditaires, les uns parce qu’ils y trouvent leur intérêt, les autres parce qu’ils sont plongés dans l’ignorance ou n’en veulent point sortir; une multitude dont le culte est l’argent et le prototype l’homme enrichi ; une foule abrutie par l’abus de l’alcool ou par celui de la débauche; la cohue des dégénérés d’en haut et des dégénérés d’en bas, sans aspirations profondes, sans autre but que celui de parvenir à une situation de jouissance et d’aise, quitte à broyer, s’il le faut, les amis d’hier, devenus les piétinés d’aujourd’hui.
Un provisoire qui menace sans cesse de se transformer en définitif et un définitif qui menace de n’être jamais qu’un provisoire. Des vies qui mentent aux convictions affichées et des convictions qui servent de tremplin aux ambitions louches. Des libres-penseurs qui se révèlent plus cléricaux que les cléricaux et des dévôts qui se découvrent de grossiers matérialistes. Du superficiel qui voudrait passer pour du profond et du profond qui ne parvient pas à se faire prendre au sérieux. Répéter que tout cela c’est le tableau vivant de la société nul n’y contredire. et il n’est cependant personne sachant réfléchir qui ne s’aperçoive que la peinture est mille fois au-dessous de la réalité. Pourquoi ? Parce que sur chaque visage un masque est plaqué; parce que nul ne se préoccupe d’être, parce que tous aspirent uniquement à paraître. Paraître, voilà l’idéal suprême, et si l’on désire si goûlument l’aisance ou la richesse, c’est afin de pouvoir paraître puisqu’en les temps actuels, l’argent seul permet de faire figure.
Cette manie, cette passion, cette course à l’apparence, à ce qui peut la procurer, elle dévore le plus riche, comme le vagabond, le plus instruit comme l’illettré. L’ouvrier qui médit du contremaître souhaite de le devenir à son tour; le négociant qui évalue à un coût sans égal son honneur commercial ne regarde pas à passer des marchés fort peu honorables; le petit boutiquier, membre des comités électoraux patriotes et nationalistes s’empresse de transmettre ses commandes aux fabricants étrangers, dès qu’il y trouve son profit ; le député socialiste, avocat du prolétariat miséreux, entassé dans les parties empuanties de la ville, villégiature dans un château ou habite dans les quartiers aisés de la cité, où l’air s’épand, abondant et pur. Le libre-penseur se marie encore volontiers à l’église et y fait souvent baptiser ses enfants ; le religieux n’ose pas afficher ses idées parce qu’il est bien porté de ridiculiser la religion. Où donc trouver la sincérité. Partout s’étend la gangrène. Nous la rencontrons au sein de la famille où souvent père, mère, enfants se haïssent et se trompent tout en se disant qu’ils s’aiment, tout en faisant croire surtout qu’ils s’affectionnent. Nous la voyons à l’œuvre dans le couple où mari et femme, mal assortis, se trahissent sans oser rompre le lien qui les enchaîne. Elle s’étale dans le groupement où chacun cherche à supplanter son voisin dans l’estime du président, du secrétaire ou du trésorier, en attendant de se hisser à leur place lorsqu’ils n’auront plus rien à en tirer. Elle abonde dans les actes de dévouement, les actions d’éclat, dans les conversations privées, dans les harangues officielles. Paraître! Paraître ! paraître : pur, désintéressé, généreux — quand on considère pureté, désintéressement, générosité comme de vaines sornettes — moral honnête, vertueux — quand la probité, la vertu, la moralité sont le moindre souci de ceux qui les professent. —
Où trouver quelqu’un qui échappe à la corruption, qui consente à ne pas paraître ?
Nous ne prétendons pas n’en avoir jamais rencontré. Nous constatons que les personnes sincères, éminemment sincères sont rares. Nous affirmons que le nombre des êtres humains qui œuvrent de façon désintéressée est fort restreint. A tort ou à raison j’ai plus de respect pour l’individu qui m’avoue cyniquement vouloir jouir de la vie en profitant d’autrui que pour le bourgeois libéral et philanthrope, dont les lèvres résonnent de mots grandioses mais dont la fortune s’est édifiée sur l’exploitation dissimulée des malheureux.
On nous objectera que nous nous laissons entraîner par notre indignation; que rien ne prouve, tout d’abord, que notre colère ou nos invectives ne soient pas, elles aussi, une manière de paraître. Attention : ce qu’on trouvera dans ce livre ce sont des observations, des opinions, des thèses, il restera au lecteur à déterminer ce qu’elles valent. Les pages qui vont suivre ne sont point marquées au sceau de l’infaillibilité. Nous ne cherchons point à convertir qui que ce soit à notre point de vue. Nous avons constaté, noté, conclu et pas toujours encore. Notre but est d’amener à réfléchir ceux qui nous parcourent sous réserve d’admettre ou de rejeter ce qui ne cadre pas avec leurs propres conceptions.
On nous objectera encore que c’est traiter la question de trop haut, ou à un point de vue métaphysique, qu’il faut descendre sur le terrain des réalités concrètes; que la réalité, la voici: c’est que la société actuelle est le résultat d’un long processus historique, peut être à ses débuts, que l’humanité ou les différentes humanités en sont tout simplement à chercher ou a préparer leur voie, qu’elles tâtonnent, trébuchent, perdent leur chemin, le retrouvent, progressent, reculent, — qu’elles sont parfois secouées jusqu’à leur base par certaines crises, entraînées, lancées sur la route des destinées, pour ralentir ensuite leur marche ou battre la mesure sur place, — qu’en grattant un peu le poli, le vernis, la surface des civilisations contemporaines, on mettrait à nu les balbutiements, les enfantillages et les superstitions des préhistoriques. Qui le nie ? Nous convenons même que toutes ces choses rendent le « problème humain » singulièrement complexe.
On nous objectera enfin que c’est folie de chercher à découvrir, à établir la responsabilité de l’individu, qu’il est noyé, absorbé dans son environnement, que ses pensées reflètent les pensées et ses gestes, les gestes de ceux qui l’entourent, — qu’il n’en peut être autrement et que si, du haut en bas de l’échelle sociale, l’aspiration c’est paraître et non être, la faute en est au stade actuel de l’évolution générale et non à l’individu, au membre de la société, atome minuscule perdu dans un agrégat formidable.
Nous répondons franchement que nous n’entendons pas écrire pour tous les êtres qui constituent la société. Qu’on nous comprenne bien : nous nous adressons, répétons-le, à « ceux qui réfléchissent » ou « en voie de réfléchir », — à ceux qui s’impatientent d’être contraints d’attendre le grand nombre qui ne peut ou veut réfléchir, — à ceux qui ne s’accommodent pas de l’apparence et que le stade actuel de l’évolution générale ne satisfait point. Nous écrivons pour les curieux, pour les penseurs, pour les critiques, — pour ceux que ne contentent point les formules qui ne se laissent point discuter ou les solutions bouche-trous.
De deux choses l’une : Ou il n’y a rien à faire qu’à laisser se poursuivre lentement l’inévitable évolution, à se courber lâchement devant les circonstances, à assister, passif, au défilé des événements et admettre qu’en attendant mieux, tout est bien dans la meilleure des sociétés. — Nos thèses et nos opinions n’intéresseront point ceux qui partagent cette façon de voir. — Ou bien sans s’armer d’un optimisme exagéré, on peut s’écarter de la grande route, se retirer pour un moment sur une éminence, s’interroger, se sonder sur les racines de son propre malaise. Nous nous adressons à ceux que la société actuelle ne satisfait pas, — à ceux qui ont soif de vie vraie, d’activité réelle et qui ne rencontrent autour d’eux qu’artificiel et irréel. Il en est qui sont altérés d’harmonie et se demandent pourquoi, autour d’eux, abondent le désordre et les luttes fratricides. Ils trouveront peut-être dans le cours de ces pages, une réponse à leurs angoisses.
Concluons : l’esprit qui réfléchit et qui considère attentivement les hommes et les choses rencontre dans l’ensemble de faits qu’on nomme société, une barrière à peu près infranchissable à la vie vraie, libre, indépendante, individuelle. Cela suffit pour qu’il la qualifie de mauvaise et qu’il souhaite sa disparition. Il ne nous reste plus qu’a examiner si ce souhait est réalisable.
THE PRESENT SOCIETY
A picture of society. — The race for appearances. — Complexity of the “human problem.” — The two attitudes. — To whom this work is addressed.
A chaos of beings, facts, and ideas, a disordered, bitter, merciless struggle, a perpetual lie, a wheel that turns blindly, one day perching it on the pinnacle and the next day crushing it without pity, so many images that could depict what present-day society is, if indeed it could be depicted. The brush of the greatest of painters and the pen of the greatest of writers would shatter like glass if they were used to translate even a distant echo of the tumult and melee represented by the clash of appetites, aspirations, hatreds and devotions that clash and mix the different categories into which men are divided.
Who will ever express exactly the unfinished battle between particular interests and collective needs? The sentiments of individuals and the logic of generalities? All of that constitutes the present society and all that is not enough to describe it. A minority who possess the ability to produce and consume or the possibility of existing as a parasite, in a thousand different forms: landed or personal property, capital-tools and capital-money, capital instruction and capital-education.
In contrast, an immense majority, who possess nothing, except their arms or their brains or other productive organs, which they are forced to rent, lease or prostitute, not only to procure enough not to die of hunger, but also to allow a small number who hold the power of property or exchange value, to live, at their expense, more or less lavishly. A mass, rich and poor, slaves to age-old, hereditary prejudices, the former because they find it in their interest, the latter because they are plunged into ignorance or do not want to emerge from it; a multitude whose cult is money and whose prototype is the enriched man; a crowd stupefied by the abuse of alcohol or by that of debauchery; the rabble of degenerates from above and degenerates from below, without deep aspirations, without any other goal than that of reaching a situation of enjoyment and ease, even if it means crushing, if necessary, their friends of yesterday, who have become the trampled ones of today.
A provisional element that constantly threatens to transform itself into the definitive and a definitive element that threatens to be nothing more than provisional. Lives that belie the convictions displayed and convictions that serve as a springboard for shady ambitions. Free-thinkers who reveal themselves to be more clerical than the clericals and devotees who discover themselves to be crude materialists. Superficiality that would like to pass for profoundness and profoundness that fails to be taken seriously. To repeat that all this is the living picture of society, no one can contradict it. And yet there is no one who knows how to reflect who does not realize that the depiction is a thousand times below the reality. Why? Because on each face a mask is plastered; because no one is concerned with being, because all aspire only to appear. To appear, that is the supreme ideal, and if one so greedily desires ease or wealth, it is in order to be able to appear, since in the present times, money alone allows one to make an impression.
This mania, this passion, this race for appearance, for what can procure it, it devours the richest, as well as the vagabond, the most educated as well as the illiterate. The worker who speaks ill of the foreman wishes to become one in his turn; the merchant who estimates his commercial honor at an unequaled cost does not think about making very dishonorable deals; the small shopkeeper, member of the patriotic and nationalist electoral committees, hastens to transmit his orders to foreign manufacturers, as soon as he finds his profit there; the socialist deputy, advocate of the miserable proletariat, crammed into the stinking parts of the city, vacations in a castle or lives in the well-off districts of the city, where the air spreads, abundant and pure. The free-thinker still willingly marries in church and often has his children baptized there. The religious man does not dare to display his ideas because to ridicule religion is well-received. Where then can we find sincerity? Gangrene spreads everywhere. We encounter it in the family where often father, mother, children hate each other and deceive each other, while telling each other that they love each other, while making believe above all that they are affectionate. We see it at work in the couple where husband and wife, ill-matched, betray each other without daring to break the bond that binds them. It spreads in the group, where each seeks to supplant his neighbor in the esteem of the president, the secretary or the treasurer, while waiting to rise to their place when they have nothing more to gain from them. It abounds in acts of devotion, in brilliant actions, in private conversations, in official harangues. To appear! To appear! To appear: pure, disinterested, generous — when purity, disinterestedness, generosity are considered vain nonsense; — moral honest, virtuous — when probity, virtue, morality are the least concern of those who profess them. —
Where can one find someone who escapes corruption, who consents not to appear?
We do not claim never to have met such a one. We note that sincere, eminently sincere people are rare. We affirm that the number of human beings who work in a disinterested manner is very limited. Rightly or wrongly, I have more respect for the individual who cynically admits to me that he wants to enjoy life by taking advantage of others than for the liberal and philanthropic bourgeois, whose lips resound with grandiose words but whose fortune has been built on the hidden exploitation of the unfortunate.
It will be objected to us that we let ourselves be carried away by our indignation; that nothing proves, first of all, that our anger or our invectives are not themselves a way of appearing. Caution: what one will find in this book are observations, opinions, theses, and it will remain for the reader to determine what they are worth. The pages that follow are not marked with the seal of infallibility. We do not seek to convert anyone to our point of view. We have noted, noted, concluded and not always yet. Our goal is to cause those who read us to reflect, subject to accepting or rejecting what does not fit with their own conceptions.
It will again be objected to us that this is treating the question from too high a vantage ppoint, or from a metaphysical point of view; that it is necessary to descend to the terrain of concrete realities; that the reality is this: that the present society is the result of a long historical process, perhaps in its early stages, that humanity or the different humanities are simply searching for or preparing their way, that they grope, stumble, lose their way, find it again, progress, retreat, — that they are sometimes shaken to their core by certain crises, carried along, launched on the road of destinies, to then slow down their march or beat time on the spot, — that by scratching a little of the polish, the varnish, the surface of contemporary civilizations, one would lay bare the stammerings, the childishness and the superstitions of the prehistoric. Who denies it? We even agree that all these things make the “human problem” singularly complex.
Finally, it will be objected that it is folly to seek to discover, to establish the responsibility of the individual, that he is drowned, absorbed in his environment, when his thoughts reflect the thoughts and his gestures, the gestures of those who surround him, — that it cannot be otherwise and that if, from the top to the bottom of the social ladder, the aspiration is to appear and not to be, the fault lies with the current stage of general evolution and not with the individual, the member of society, a tiny atom lost in a formidable aggregate.
We answer frankly that we do not intend to write for all the beings who constitute society. Let us repeat: we are addressing ourselves to “those who reflect” or are “in the process of reflecting,” — to those who are impatient at being forced to wait for the great number who cannot or will not reflect, — to those who are not satisfied with appearances and whom the current stage of general evolution does not satisfy. We write for the curious, for the thinkers, for the critics, — for those who are not satisfied by formulas that cannot be discussed or by stopgap solutions.
One of two things must be true: Either there is nothing to do but to let the inevitable evolution continue slowly, to bow like cowards before circumstances, to watch, passively, the parade of events and admit that, while waiting for better, all is well in the best of societies. — Our theses and our opinions will not interest those who share this way of seeing. — Or else, without arming ourselves with exaggerated optimism, we can deviate from the main road, retire for a moment to an eminence, question ourselves, probe the roots of our own malaise. We address ourselves to those whom the present society does not satisfy, — to those who thirst for real life, for real activity and who encounter around them only the artificial and unreal. There are those who are thirsty for harmony and wonder why disorder and fratricidal struggles abound around them. They will perhaps find in the course of these pages an answer to their anxieties.
Let us conclude: the mind that reflects and attentively considers men and things encounters in the set of facts that we call society, a barrier that is almost insurmountable to true, free, independent, individual life. This is enough for them to qualify it as bad and to wish for its disappearance. It only remains for us to examine whether this wish is feasible.
II
LES RÉFORMATEURS DE LA SOCIETE
On souffre moins parce que certains ont souffert davantage. — Leurs illusions. — Les réformateurs religieux et leurs idées. — Le croyant et le fait religieux. — Les réformateurs légalitaires. — D’où émane la loi. — La loi dans la pratique. — Le bon citoyen, l’état et le fait légal. — Les réformateurs économiques. — Origines du socialisme. — Le fait économique. — Différentes tendances socialistes. — Des voix, non des hommes. — Syndicalisme. — L’idéal socialiste.
Ils sont rares, malgré tout, ceux qui, du haut d’un optimisme béat, proclament que la société est parfaite. Leur rareté est telle que les réformateurs, améliorateurs ou transformateurs de la société sont légion. Il n’est pas exact que tous les hommes soient contents de leur sort; à dire vrai, tout le monde se plaint de son lot, même les mieux partagés. Sans rechercher le degré de sincérité que renferment ces lamentations, le fait est patent et la douleur se proclame universelle. On peut dire que si, sous ses fermes les plus grossières, elle s’est atténuée quelque peu, le résultat en est dû aux quelques uns qui l’ont ressentie, traduite de façon plus aiguë, plus pénétrante, plus vibrante que le reste de leurs semblables. On souffre moins parce que certains ont souffert davantage. On nous fera remarquer que ces quelques-uns-là ont résumé, concrétisé, incarné la souffrance de tous ceux parmi lesquels ils vivaient — qu’ils ont été les porte-voix, les représentants, comme les délégués de la grande masse agonisante et broyée sous le faix de la douleur, incapable d’exprimer sa détresse autrement que par des clameurs confuses. Qui le sait? Ils ont affirmé, crié jusque dans les supplices avoir entendu les sanglots désespérés des multitudes. Nous avons leur témoignage, fort respectable, certes, mais nous ignorons s’ils n’ont pas dénommé souffrances de tous leurs propres souffrances.
C’est de leurs propres angoisses, de leurs propres désespoirs qu’ils nous font part et l’écho de la détresse universelle passe par le prisme de leurs observations, souvent de leurs sentiments généreux.
La vérité c’est que le plus grand obstacle à leur œuvre de libération a été cette foule même qu’ils voulaient affranchir. L’histoire tout entière s’en porte garant : à chaque page, on y raconte que des hommes supérieurs, de cœur et d’intelligence vastes, se sont donnés, sacrifiés, pour le plus grand nombre qui les trahit ou les abandonna lorsque sonna l’heure de Faction ou celle du péril.
Il devient secondaire, après cela, de s’inquiéter s’ils traduisaient les aspirations de gens qui les délaissaient au moment du besoin. Si nous pouvions projeter la lueur d’un fanal dans les profondeurs de leur être intérieur, nous y verrions ceci sans doute, c’est qu’en pourrissant au fond des cachots, en gravissant les marches des échafauds ou les degrés des buchers, ils goûtaient cette volupté âpre, profonde que ressent quiconque souffre parce qu’il a mis d’accord sa vie extérieure et ses convictions, ses persuasions intimes.
J’en reviens aux « réformateurs de la société ». Il serait fastidieux d’en énumérer toutes les classes et sous—classes entre lesquelles ils se cataloguent. Un gros volume n’y suffirait pas et ce n’est pas le but de notre livre. Trois grandes divisions suffiront à les embrasser tous.
Les plus anciens en date sont les réformateurs religieux. Leur œuvre et leurs prétentions n’ont guère d’importance à l’heure actuelle, où, à la clarté de la libre-recherche et du libre-examen, les dogmes reculent et s’enfuient, honteux, dans les ténèbres du passé, telles des chauves-souris qui, surprises par une lueur aveuglante, battent en retraite dans l’ombre des cavernes. Leurs projets ne présentent plus qu’un intérêt rétrospectif. Leurs fantaisies eurent de la valeur dans les temps — pas toujours très reculés — où les hommes même les mieux doués, craintifs en face des phénomènes naturels mal expliqués ou des incidents fortuits de l’existence cherchaient un recours, un appui, une réponse à leurs questions dans une intervention extra-humaine. Car c’est à une intervention extrahumaine, extranaturelle, volonté de la divinité ou révélation de sa volonté qu’en reviennent toujours les réformateurs religieux. Le membre de la société, ou plutôt la créature, est un jouet aux mains du créateur; le grand drame de l’évolution des groupements humains, l’inégalité des naissances ou des aptitudes, la main mise des puissants et des arrogants sur le reste des hommes, tout cela provient du bon vouloir de la divinité — c’est l’expression tangible de son ouvrage. « Que sa volonté soit faite », voilà le dernier mot des âmes les plus spirituelles, les plus éperdument religieuses, même quand cette soi-disant volonté implique annihilement de la personnalité individuelle, acceptation passive de tout ce qui étouffe la croissance et l’épanouissement de la vie personnelle.
Les réformateurs religieux n’ont jamais atteint que deux résultats : ou, sous prétexte de réformes, plonger leurs disciples dans un abîme de résignation et d’atrophie plus profond encore que le gouffre d’où ils prétendaient les tirer, — ou bien, s’ils ont montré quelque sincérité, amener leurs partisans à les dépasser, à devenir non plus des modificateurs des formes religieuses, mais des critiques de la base religieuse elle-même. Tel fut le cas de la Réforme qui aboutit loin du but que lui assignaient ses initiateurs : aux libres-penseurs du dix-huitième siècle d’abord, à la diffusion de l’esprit critique contemporain ensuite, à l’anarchisme enfin, que l’on peut considérer comme le point culminant, normal et logique, de l’évolution de la libre-pensée. Nous y reviendrons.
Quelles réformes, quelles transformations nous ont proposées les réformateurs religieux ? généralement, le retour à une conception religieuse de jadis, abandonnée ou défigurée par des zélateurs corrompus ou attiédis. Quels idéals ont-ils présentés ; Une divinité unique ou partagée, un panthéon de dieux ou de demi-dieux doués ou affligés de tous les attributs, de toutes les qualités, de tous les défauts, de toutes les sottises dont les mortels se parent ou se déparent. Scandinaves ou sémites, hindous ou américains, ils en reviennent tous là : à des dieux œuvrant, besognant comme des hommes pour que des hommes deviennent des dieux. La grande marotte des réformateurs religieux, c’est de pousser l’homme à devenir semblable à dieu ou à s’annihiler en lui, sinon en ce bas-monde, du moins en l’autre, puisque — soupape de sûreté et encouragement à la veulerie — un jour luira après la mort, où la créature élue contemplera le créateur « face à face », où l’âme se complaira en d’éternelles béatitudes, où l’esprit retournera à l’Esprit. Qu’importe que le nom de ce lieu de délices varie selon les races ou les climats et qu’il se nomme Paradis, Champs-Elysées, Walhalla ou Nirvana.
Nous entendons les objections : nous sommes trop exclusifs, nous faisons bon marché et de l’élévation où planent les métaphysiques théologiques et du grand mystère qui gît à la racine des religions, la lutte entre le bien et le mal, le beau et le laid, le grand et le vil, le pur et l’impur ! Les religions parlèrent le langage de leur temps, c’est entendu, nous fait-on remarquer, mais leur vision dernière c’était le triomphe du juste et du bon qu’elles symbolisaient en des images frappant l’imagination. Nous ne nierons pas l’importance des religions dans l’histoire du développement des hommes ; c’est un stade par lequel il dut passer. Pour le reste, ce que les prêtres acclamaient, c’était surtout le triomphe du dogme sur la libre recherche, du tyran sur le révolté. C’est Prométhée qui a. raison contre Jupiter et Satan, contre Jéhovah…
La grandeur de la théologie, en y regardant de près, s’évanouit en casuistique. Si jamais les subtilités théologiques avaient atteint le degré d’élévation qu’on prétend, il ne resterait qu’à en tirer une conclusion : le regret de savoir que des cerveaux bien doués se soient livrés à pareils jeux d’esprit. Finalement, nul ne songe à nier le désintéressement, la sincérité, l’enthousiasme pur de maint réformateur religieux dont les idées ne purent dépasser les conceptions courantes. Ils ont droit à notre appréciation, à rien d’autre.
Résumons : les réformateurs religieux ont :
a) pour idéal humain le croyant : il leur est impossible de donner une éducation autre qu’une éducation basée sur la foi, cette vertu « indémontrable » ; le croyant, l’homme qui a la foi — quelle que soit son instruction ou ses aptitudes — ne franchira jamais certaines frontières, n’osera pas goûter aux fruits que produit « l’arbre du bien et du mal », n’expérimentera point toutes choses; c’est un timoré : il a peur de se trouver face à face avec un fait qui détruise sa foi ;
b) pour idéal moral : Dieu, c’est a dire une entité fictive, scientifiquement indémontrable, prétendue extra humaine et en réalité créée par l’homme, produit de son imagination;
c) pour idéal social : le règne de Dieu sur la terre, autrement dit une société où n’habiteraient plus que des prêtres, chargés d’expliquer et de commenter la volonté de la divinité, et des croyants contraints à l’accomplir : En un mot, une société basée sur le fait divin.
Si ceux qui proposent une réforme religieuse de la société perdent du terrain chaque jour, un terrain irrémédiablement perdu, il n’en va pas de même pour les réformateurs légalitaires, autrement dit ceux qui ne sauraient concevoir la société que basée sur un code de réglementations et d’ordonnances désignées par abstraction : la loi. Les réformateurs légalitaires admettent que la société actuelle n’est pas parfaite, qu’elle est loin d’être parfaite, lui concèdent d’être perfectible, éminemment, infiniment perfectible ; ils prétendent en même temps que les imperfections de la société proviennent des défectuosités des lois, insuffisamment. ou injustement appliquées, mais ils ajoutent que si ces lois étaient modifiées, remaniées dans un sens plus généreux, plus équitable, appliquées plus humainement, cette même société, sans en devenir parfaite, se transformerait en un séjour de plus en plus supportable et agréable à habiter.
Nulle agglomération d’hommes, disent-ils, ne peut subsister sans lois écrites, réglementant les droits et les devoirs de chacun, en fixant les infractions, déterminant leurs châtiments. Aux lois, à la Loi, leur expression idéale, le citoyen doit obéir, comme le croyant obéit à la divinité. Aux commentateurs de la loi, il doit la même déférence respectueuse que le fidèle aux interprètes de la volonté divine. C’est à la conformité de ses actes extérieurs avec la loi qu’on reconnait le citoyen modèle. L’idéal des légalitaires, l’idéal type, c’est le « bon citoyen » qui, par obéissance à la loi, par amour pour elle, fait litière de son indépendance, de ses aspirations personnelles même les plus légitimes, de ses affections, s’il le faut; — se sacrifie lui-même et, le cas échéant, ceux qui lui sont les plus chers. Dura lex, sed lex.
La loi peut émaner d’un seul, comme c’est le cas pour les autocraties ; en réalité, à part d’extraordinaires exceptions, el-le n’émane jamais du monarque seul, même dans les régimes les plus absolutistes. Les lois en vigueur sont l’expression des intérêts ou des conceptions de la camarilla groupée autour du trône, des partisans de la dynastie régnante.
La loi peut encore émaner d’un petit nombre d’individus, influents dans l’État, dans les mains desquels se trouve concentrée la gestion gouvernementale, — que ces privilégiés soient des prêtres, comme dans le cas des théocraties, si fréquentes dans l’antiquité, où la loi reposait le plus souvent sur des fondations mystiques; ou des laïques, comme dans le cas des aristocraties ou des oligarchies dont l’exemple très étudié nous est fourni par les républiques italiennes du moyen âge. Dans ce cas-là, les lois sont purement destinées à conserver en possession de la domination politique et économique un petit nombre de familles dont l’œuvre consiste à faire admettre, tantôt comme révélation divine, tantôt comme indispensable à la sûreté de l’État, la nécessité de la continuité de leur autorité.
La loi peut encore paraître émaner du plus grand nombre, de la majorité des citoyens, être l’expression de la « souveraineté populaire», comme on le prétend dans le cas des démocraties, monarchies constitutionnelles ou républiques. Ce n’est qu’une apparence, car dans nos collectivités contemporaines l’éducation donnée aux masses fait d‘elles un reflet des idées et des intérêts des « classes dirigeantes » de la « bourgeoisie », les lois démocratiques ne formulent que ces idées ou ces intérêts.
Dans la pratique la loi se résume en ceci : qu’étant admis certains principes régissant les sociétés, principes civiques, moraux, économiques, etc., il s’agit de formuler une règle d’application qui détermine les circonstances dans lesquelles le sujet ou le citoyen affermit ou met en danger lesdits principes. Prenons le principe de la propriété, pierre angulaire du droit civil; la tâche de la loi consistera non seulement à confirmer en leurs droits ceux qui possèdent, mais encore à les protéger contre les attaques de ceux qui attenteraient à ces droits.
La loi déterminera dans quelles conditions la propriété s’acquiert, dans quelles conditions elle se perd, dans quelles conditions encore elle se transmet; elle déterminera en outre les châtiments qu’il convient d’infliger à ceux qui tentent de s’approprier la propriété d’autrui; elle établira la signification juridique des faits qualifiés « violence », « ruse », « fraude », « dol ». Elle n’ira pas au delà. La loi ne s’occupera pas s’il est juste ou injuste que la propriété ou le capital soient concentrés dans les mains de quelques-uns, si cet accaparement lui-même n’est pas la cause des attaques à la propriété. Elle n’en a cure.
Autre exemple : les lois constitutionnelles françaises décrètent que tout citoyen est majeur à 21 ans et qu’il jouit à ce moment de ce qu’on nomme ses droits civils et politiques. Elle ne se préoccupe pas de la capacité morale de l’individu mis ainsi à même de choisir les législateurs, elle ne s’inquiète pas s’il possède la moindre notion de la gestion des affaires publiques, il peut être menteur, fourbe, lâche, ivrogne, professer les idées les plus rétrogrades, savoir à peine lire et écrire, la loi n’en a cure.
Prenons encore le mariage, qui joue un très grand rôle dans le droit actuel. Deux êtres humains se présentent devant un officier d’état civil et les voici liés, — sinon pour la vie puisque le divorce, tout long et coûteux qu’il soit à obtenir, peut dissocier le lien conjugal, — mais pour une période toujours assez longue durant laquelle l’un des conjoints, le mari, exerce sur l’autre une autorité à laquelle ce dernier ne peut que rarement Se soustraire. La loi ne s’inquiètera pas si c’est une union dictée par l’amour ou un mariage de convenances, ou bien un accouplement arrangé par des parents soucieux bien plus d’unir des intérêts que des affection. Elle ne se demande pas s’il y a eu tromperie, dissimulation de caractère ou de tempérament, si les conjoints sont qualifiés pour remplir le rôle d’ép0ux, si leur union est le fruit d’un attachement mutuel, ou le résultat d’un entraînement sensuel, passager, flambée de paille. La loi n’en a cure.
Un criminel paraît devant un tribunal, peu importe le délit. Que va-t-il se produire î? C’est que mécaniquement, un juge, d’origine et d’éducation bourgeoises, lui infligera la peine que le code prescrit pour des fautes identiques à celle qu’on lui reproche. Ce n’est que dans certains cas et grâce au jeu de circonstances atténuantes arbitrairement et très souvent erronément appliquées qu’il adoucira le châtiment. Drapé dans sa robe de pourpre et d‘hermine, défenseur de la société et de la loi, il ne s’occupera ni de l’éducation de l’homme qui se présente a sa barre, ni des influences héréditaires qui ont pu déterminer ses actes, ni des péripéties de son existence. Il ne se demandera pas si avant de « tomber », le délinquant n’a pas résisté à cent tentations : il ne se demandera pas si la société elle-même ne lui a pas fourni les moyens de commettre le délit qu’elle lui impute maintenant à défaveur. Il n’en a cure, il condamnera.
En résumé les légalitaires présentent:
a) un idéal humain : le parfait citoyen, l’être qui obéit à la loi. Aussi, l’éducation que l’État dispense au futur citoyen a-t-elle pour but, selon un programme bien arrêté, de le pénétrer de respect à l’égard des faits, des gestes et des hommes qui consacrent, protègent et perpétuent les choses reconnues bienfondées par la loi ;
b) un idéal morale : la loi, une abstraction, de création purement humaine, mais essentiellement restrictive des besoins, des aspirations du membre de la société envisagé comme individu ;
c) un idéal social : l’État, une société où les rapports entre les hommes sont uniquement conçus et réalisés dans les limites établies par la loi, en d’autres termes, basée sur le fait légal.
En opposition apparente avec les théories des réformateurs religieux et légalitaires, avec le but évident de les évincer, se dressent, derniers venus et déjà puissants, ceux que nous dénommerons les réformateurs économiques, ceux qui fondent la vie des agglomérations humaines sur l’arrangement de la production, de la distribution et de la consommation des choses nécessaires à. la subsistance des membres des sociétés, autrement dit les socialistes.
Bien que le socialisme collectiviste, le socialisme scientifique se targue d’origines récentes et que le communisme, nuance du socialisme, ne prétende parfois remonter au delà du début du XIXe siècle, il est hors de doute que les différentes écoles socialistes comptent de nombreux précurseurs, surtout parmi les sectes chrétiennes du moyen-âge. En France, en Allemagne, dans les Pays-Bas et ailleurs ont abondé les socialistes ou communistes qui prétendaient tirer des idées évangéliques leurs idées d’égalité économique, de mise en commun de la richesse collective. Les épisodes historiques auxquels Albigeois, Vaudois, Anabaptistes, Niveleurs et bien d’autres encore ont attaché leur nom et dû de passer à la postérité en sont une preuve suffisante ; au temps de Cromwell, Winstanley le piocheur rédigeait une charte collectiviste. Sans aucun doute ces épisodes nous parviennent sous une forme légendaire, ou tronquée et défigurée par la malignité des chroniqueurs contemporains; les annales judiciaires, cela va sans dire, nous représentent ces précurseurs comme des bandits de grand chemin ou des possédés du démon et il faut deviner plutôt que rétablir la vérité quand on parcourt le jargon juridique qui motive les condamnations à mort de tant d’entre eux. Il nous reste les romans des utopistes dont nous prendrons Thomas Morus comme type.
D’ailleurs l’idée d’égalité économique a toujours persisté, latente, parmi les chrétiens hétérodoxes : c’est une tradition qui parait remonter loin, à commencer par l’agglomération judéo-chrétienne de Jérusalem, qui au lendemain de la disparition de Jésus de Nazareth se constituait en groupement collectiviste volontaire. C’est peut-être une légende, qui ne ferait que prouver l’ancienneté de la tradition. Quoiqu’il en soit, la forme scientifique du collectivisme ou du communisme contemporain n’est qu’une adaptation à l’esprit des temps actuels du christianisme, considéré économiquement; nous ne soulevons cette thèse qu’en passant, mais il est curieux et instructif de constater qu’à l’instar du christianisme, surtout du catholicisme — et sous une terminologie autre — le socialisme et le christianisme préconisent l’amour entre les hommes, tous les hommes, qu’ils appellent chacun et tous au banquet de la vie sans réclamer d’effort autre qu’une adhésion extérieure à un programme, nous allions dire à un credo. C’est avec raison qu’en a pu qualifier le socialisme : « La religion du fait économique ».
Sous sa forme actuelle, le socialisme affirme et se fait fort de prouver que le problème humain consiste uniquement en un fait économique, que si la répartition de la production humaine s’opérait équitablement, grâce à une organisation adéquate, chacun recevrait la part représentant sa consommation, que du même coup se trouveraient résolues les aspirations ou les difficultés d’ordre éthique, intellectuel, sentimental même. L’homme n’intéresse le socialisme qu’envisagé sous son double rôle, de sa double fonction de producteur et de consommateur. La société fonctionnera donc parfaitement dés que les socialistes se trouveront dans les conditions requises pour y organiser le travail et y répartir les produits.
Nombreux sont les moyens proposés pour atteindre ce but, tout différents qu’ils soient selon les périodes et les races. Pour revenir à une idée que nous n’avons fait qu’effleurer, le socialisme a ceci de commun avec le catholicisme qu’il renferme en ses rangs tous les tempéraments, tous les caractères imaginables, toutes les mentalités; on ne peut s’en étonner puisque l’unique lien qui réunit les socialistes est un lien purement extérieur; La thèse est d’une simplicité enfantine : qu’en nous mette à même, disent les socialistes, de nous emparer de la puissance nécessaire pour administrer la société et, bon gré, mal gré, nous appliquerons nos doctrines.
En dépit d’un antagonisme apparent, on s’aperçoit bientôt, à l’étude, que loin de se combattre les moyens proposés pour conquérir cette puissance se complètent. Parmi les socialistes, les uns veulent employer la violence révolutionnaire et s’emparer par la force de l’administration des choses, les autres comptent sur le bulletin de vote pour parvenir plus rapidement à ce qu’il est d’usage de nommer« la conquête des pouvoirs publics ». En France et dans les pays latins, le socialisme se proclame matérialiste, il est violemment athée et sensualiste; en Allemagne, il est moniste et haeckelien ; dans les pays anglo-saxons, il fraye volontiers avec le christianisme et on peut citer des « leaders » socialistes qui, le dimanche matin, prêchent le sermon dans quelque temple indépendant.
En France, le socialisme se commet avec les antimilitaristes, les antipatriotes et même les syndicalistes anarchisants.
En Allemagne, il est caporaliste et fuit les anarchistes comme la peste.
N’importe où, d’ailleurs, en temps d’élection, un candidat socialiste sait changer de veste, d’antimilitariste avéré se transformer en un vague pacifiste et faire risette aux capitalistes de la circonscription; ne s’agit-il pas avant tout de ne point effrayer l’électeur ? Dans le catholicisme on rencontre ainsi des confesseurs d’une austérité remarquable et d’autres, coulants, qui s’entendent à merveille à absoudre les mondaines de leurs péchés mignons.
Tout cela est logique. Une chose importe : conquérir une position permettant d’organiser la production et la répartition des produits indispensables à l’alimentation des sociétés. Qu’il s’agisse de la manière forte, chère aux socialistes révolutionnaires antiparlementaires, qu’il s’agisse d’une saturation lente et progressive des populations et des assemblées parlementaires, selon le rêve des opportunistes tout en revient à une question de chiffres. Le socialisme n’est pas pour une élite, il est pour tous.
De quelle importance peuvent être les sentiments religieux, les concepts patriotiques ou autres, le maintien des préjugés privés ? Ils n’enlèvent rien à ce fait : c’est que plus le nombre des socialistes croitra, plus rapidement s’avoisinera l’avènement de la Cité Socialiste — non sans avoir traversé toutes les phases de progrès et de recul inséparables d’un mouvement embrassant de vastes collectivités. Qu’importe donc la valeur personnelle de l’électeur socialiste, sa mentalité, son courage ? En temps de scrutin, une voix est .une voix et le bulletin d’un alcoolique vaut celui d’un génie. D’ailleurs qu’auraient à réclamer les impatients, les têtes chaudes du socialisme : ils sont le petit nombre et possèdent leurs représentants dans les conseils du parti.
Il serait puéril de nier l’influence qu’a acquis le socialisme. Il a suscité dans les couches profondes du prolétariat, dans mainte âme généreuse aussi, l’enthousiasme et les espérances que souleva le christianisme parmi les esclaves de l’empire romain. En des temps de superstition, tandis que croulait le prestige des dieux, le christianisme proclame, par la voix d’apôtres d’abord ardents et désintéressés, que devant Dieu, créateur des cieux et de la terre, tous les hommes étaient égaux, chanson douce à l’oreille des déshérités !
De nos jours, alors que le christianisme a fait définitivement faillite, que la révolution française a promulgué, sinon réalisé l’égalité politique, qu’à mesure que diminue le respect du passé l’instruction se répand, de nos jours, disons-nous, le socialisme fait appel aux nécessités immédiates; à celles qui tombent sous les sens : la question sociale, clame-t-il, c’est une question de ventre, Magerfrage, une question d’alimentation ! Dans une société où s’affirment sans cesse des besoins nouveaux, — parfois artificiels, c’est entendu, mais qui n’en réclament pas moins impérieusement satisfaction, comment cet appel ne rencontrerait-il pas d’écho, d’autant plus que pour le répandre et le commenter le socialisme n’a manqué ni de talents, ni de dévoûments.
Sous l’appellation de syndicalisme s’est manifestée récemment une activité révolutionnaire, hostile à l’action parlementaire et politique, — s’efforçant surtout de grouper les ouvriers en syndicats professionnels et d’entretenir dans le monde ouvrier une agitation continuelle. Les moyens préconisés par le syndicalisme consistent à présenter aux employeurs et salarieurs des revendications toujours croissantes, augmentation de salaires, diminution des heures de travail, etc., etc. — à pousser employés et salariés à la grève en cas de refus, de façon à infliger des pertes plus ou moins graves aux capitalistes qui voient ainsi leurs capitaux, machines, outils ou champs, demeurer plus ou moins longtemps improductifs. Le syndicalisme avancé préconise l’action directe, le sabotage, s’affiche antimilitariste, etc. Fils du socialisme, il place à la base de sa conception de la société le fait économique. On peut dire qu’à l’égard du socialisme le syndicalisme remplit le rôle d’aiguillon et on conçoit parfaitement que dans les milieux ouvriers révolutionnaires, son succès ait été vif.
Résumons : Les socialistes présentent :
a) Un idéal humain: le parfait producteur et le consommateur parfait, l’être humain dont la vie intégrale consisterait à s’adapter à une organisation de l’activité productrice telle que sa consommation lui soit assurée. L’enseignement socialiste tend â rapporter au fait économique tous les aspects du développement des sociétés humaines : éthiques aussi bien qu’économiques;
b) Un idéal moral : le droit pour tous à la vie économique, la disparition des inégalités, fruit du capitalisme, et l’abolition de la propriété, fruit de l’exploitation ;
c) Un idéal social : l’état collectiviste. Une société basée sur le fait économique; en d’autres termes une société où les rapports entre les hommes étant déterminés par la réglementation mathématique ou scientifique de la satisfaction des besoins de chacun, on ne connaîtra plus ni concurrence économique ni lutte pour la vie.
THE REFORMERS OF SOCIETY
_We suffer less because some have suffered more. — Their illusions. — Religious reformers and their ideas. — The believer and the religious fact. — Legal reformers. — Where the law comes from. — The law in practice. — The good citizen, the state and the legal fact. — Economic reformers. — Origins of socialism. — The economic fact. — Different socialist tendencies. — Voices, not men. — Trade unionism. — The socialist ideal.
They are rare, in spite of everything, those who, from the height of blissful optimism, proclaim that society is perfect. Their rarity is such that the reformers, improvers or transformers of society are legion. It is not true that all men are happy with their fate; to tell the truth, everyone complains about their lot, even the best shared. Without seeking the degree of sincerity contained in these lamentations, the fact is patent and the pain proclaims itself universal. It can be said that if, under its crudest forms, it has been somewhat attenuated, the result is due to the few who have felt it, translated it in a more acute, more penetrating, more vibrant way than the rest of their fellow men. We suffer less because some have suffered more. It will be pointed out to us that these few have summarized, concretized, incarnated the suffering of all those among whom they lived — that they have been the mouthpieces, the representatives, something like the delegates of the great mass agonizing and crushed under the burden of pain, incapable of expressing its distress otherwise than by confused clamors. Who knows? They affirmed, cried out even in the tortures, to have heard the desperate sobs of the multitudes. We have their testimony, very respectable, certainly, but we do not know if they did not call their own sufferings the sufferings of all.
It is from their own anguish, their own despair that they share with us and the echo of universal distress passes through the prism of their observations, often of their generous feelings.
The truth is that the greatest obstacle to their work of liberation was this same crowd that they wanted to liberate. The whole of history is a guarantor of this: on each page, it is told that superior men, of vast hearts and intelligence, gave themselves, sacrificed themselves, for the majority, who betrayed them or abandoned them when the hour of action or that of peril sounded.
It becomes secondary, after that, to worry if they translated the aspirations of the people who abandoned them in the moment of need. If we could project the light of a beacon into the depths of their inner being, we would doubtless see this: that while rotting in the depths of dungeons, while climbing the steps of the scaffolds or the steps of the pyres, they tasted that bitter, deep pleasure that anyone feels who suffers because he has reconciled his external life with his convictions, his intimate persuasions.
I return to the “reformers of society.” It would be tedious to list all the classes and subclasses into which they are classified. A large volume would not suffice, and that is not the purpose of our book. Three large divisions will suffice to embrace them all.
The oldest in date are the religious reformers. Their work and their pretensions are of little importance at the present time, when, in the light of free research and free examination, dogmas retreat and flee, ashamed, into the darkness of the past, like bats, surprised by a blinding light, which beat a retreat into the shadow of caverns. Their projects are only of retrospective interest. Their fancies had value in times — not always very remote — when even the most gifted men, fearful in the face of poorly explained natural phenomena or fortuitous incidents of existence, sought recourse, support, an answer to their questions in an extra-human intervention. For it is to an extra-human, extra-natural intervention, the will of the divinity or the revelation of his will, that religious reformers always return. The member of society, or rather the creature, is a plaything in the hands of the creator; the great drama of the evolution of human groups, the inequality of birth or of aptitudes, the hold of the powerful and the arrogant over the rest of men, all this comes from the good will of the divinity. — It is the tangible expression of his work. “Let his will be done” is the last word of the most spiritual, the most desperately religious souls, even when this so-called will implies the annihilation of the individual personality, passive acceptance of everything that stifles the growth and blossoming of personal life.
The religious reformers have ever only achieved but two results: either, under the pretext of reforms, to plunge their disciples into an abyss of resignation and atrophy even deeper than the abyss from which they claimed to draw them, — or else, if they have shown any sincerity, to lead their partisans to surpass them, to become no longer modifiers of religious forms, but critics of the religious basis itself. Such was the case of the Reformation, which ended up far from the goal assigned to it by its initiators: first to the freethinkers of the eighteenth century, then to the diffusion of the contemporary critical spirit, finally to anarchism, which can be considered as the culminating point, normal and logical, of the evolution of freethought. We will return to this.
What reforms, what transformations did the religious reformers propose to us? Generally, the return to a religious conception of yesteryear, abandoned or disfigured by corrupt or lukewarm zealots. What ideals did they present? A single or shared divinity, a pantheon of gods or demigods endowed or afflicted with all the attributes, all the qualities, all the defects, all the stupidities with which mortals adorn or deface themselves. Scandinavians or Semites, Hindus or Americans, they all come back to this: to gods working, toiling like men so that men become gods. The great hobby of religious reformers is to push man to become like god or to annihilate himself in him, if not in this lower world, at least in the other, since — safety valve and encouragement to cowardice — a day will shine after death, when the chosen creature will contemplate the creator “face to face,” when the soul will delight in eternal beatitudes, when the spirit will return to the Spirit. What does it matters that the name of this place of delights varies according to races or climates and that it is called Paradise, Champs-Elysées, Valhalla or Nirvana.
We hear the objections: we are too exclusive, we make light of both the elevation on which theological metaphysics hover and the great mystery that lies at the root of religions, the struggle between good and evil, the beautiful and the ugly, the great and the vile, the pure and the impure! Religions spoke the language of their time; this is understood, we are told, but their final vision was the triumph of the just and the good which they symbolized in images that strike the imagination. We will not deny the importance of religions in the history of human development; it is a stage through which it had to pass. For the rest, what the priests acclaimed was above all the triumph of dogma over free research, of the tyrant over the rebel. It is Prometheus who is right against Jupiter and Satan, against Jehovah…
The greatness of theology, when looked at closely, fades into casuistry. If ever theological subtleties had reached the degree of elevation that is claimed, there would only be one conclusion to draw: regret at knowing that very gifted minds have indulged in such mind games. Finally, no one dreams of denying the disinterestedness, the sincerity, the pure enthusiasm of many a religious reformer whose ideas could not go beyond current conceptions. They have a right to our appreciation, to nothing else.
Let us summarize: the religious reformers have:
a) as their human ideal the believer: it is impossible for them to give an education other than an education based on faith, this “indemonstrable” virtue; the believer, the man who has faith — whatever his education or his aptitudes — will never cross certain boundaries, will not dare to taste the fruits produced by “the tree of good and evil,” will not experience all things; he is a timid person: he is afraid of coming face to face with a fact that will destroy his faith;
b) for moral ideal: God, that is to say a fictitious entity, scientifically unprovable, supposedly extra-human and in reality created by man, a product of his imagination;
c) for social ideal: the reign of God on earth, in other words a society where only priests would live, charged with explaining and commenting on the will of the divinity, and believers forced to accomplish it: in a word, a society based on the divine fact.
If those who propose a religious reform of society are losing ground every day, a ground irremediably lost, the same is not true for legal reformers, in other words those who cannot conceive of society except based on a code of regulations and ordinances designated by abstraction: the law. The legal reformers admit that the present society is not perfect, that it is far from perfect; they grant that it is perfectible, eminently, infinitely perfectible; they claim at the same time that the imperfections of society come from the defects of the laws, insufficiently or unjustly applied, but they add that if these laws were modified, reworked in a more generous, more equitable sense, applied more humanely, this same society, without becoming perfect, would be transformed into a place more and more bearable and pleasant to inhabit.
No agglomeration of men, they say, can subsist without written laws, regulating the rights and duties of each, fixing the infractions, determining their punishments. Faced with the laws, with the Law, their ideal expression, the citizen must obey, as the believer obeys the divinity. To the commentators of the law, he owes the same respectful deference as the faithful owe to the interpreters of the divine will. It is by the conformity of his external acts to the law that one recognizes the model citizen. The ideal of the legalitarians, the ideal type, is the “good citizen” who, out of obedience to the law, out of love for it, throws aside his independence, even even the most legitimate of his personal aspirations, his affections, if necessary; — sacrifices himself and, if it comes to that, those who are dearest to him. Dura lex, sed lex.
The law can emanate from a single person, as is the case for autocracies; in reality, apart from extraordinary exceptions, it never emanates from the monarch alone, even in the most absolutist regimes. The laws in force are the expression of the interests or the conceptions of the camarilla grouped around the throne, of the partisans of the reigning dynasty.
The law can also emanate from a small number of individuals, influential in the State, in whose hands the government management is concentrated, — whether these privileged people are priests, as in the case of the theocracies, so frequent in antiquity, where the law most often rested on mystical foundations; or laymen, as in the case of the aristocracies or oligarchies of which the Italian republics of the Middle Ages provide us with the well-studied example. In this case, the laws are purely intended to preserve in possession of political and economic domination a small number of families whose work consists in having admitted, sometimes as divine revelation, sometimes as indispensable to the security of the State, the necessity of the continuity of their authority.
The law can also appear to emanate from the greatest number, from the majority of citizens, to be the expression of “popular sovereignty,” as is claimed in the case of democracies, constitutional monarchies or republics. This is only an appearance, because in our contemporary communities the education given to the masses makes them a reflection of the ideas and interests of the “ruling classes,” of the “bourgeoisie,” and democratic laws only formulate these ideas or these interests.
In practice the law is summed up as follows: having admitted certain principles governing societies, civic, moral, economic principles, etc., it is a question of formulating a rule of application that determines the circumstances under which the subject or the citizen affirms or endangers those same principles. Let us take the principle of property, the cornerstone of civil law; the task of the law will consist not only in confirming in their rights those who possess, but also in protecting them against the attacks of those who would attempt to infringe these rights.
The law will determine under what conditions property is acquired, under what conditions it is lost, under what conditions it is transmitted; it will also determine the punishments that should be inflicted on those who attempt to appropriate the property of others; it will establish the legal meaning of the facts described as “violence,” “trickery,” “fraud” and “deceit.” It will not go beyond that. The law will not concern itself with whether it is just or unjust that property or capital is concentrated in the hands of a few, if this monopolization itself is not the cause of attacks on property. It does not care.
Another example: French constitutional laws decree that every citizen is an adult at 21 and that he enjoys at that time what are called his civil and political rights. It does not concern itself with the moral capacity of the individual thus put in a position to choose legislators; it does not worry if he has the slightest notion of the management of public affairs. He can be a liar, deceitful, cowardly, a drunkard, profess the most retrograde ideas, barely know how to read and write, but the law does not care.
Let us take marriage, which plays a very important role in current law. Two human beings appear before a civil registrar and are bound together — if not for life, since divorce, however long and costly it may be to obtain, can dissociate the marital bond — but for a period that is always quite long during which one of the spouses, the husband, exercises an authority over the other that the latter can only rarely escape. The law will not worry if it is a union dictated by love or a marriage of convenience, or a coupling arranged by parents who are much more concerned with uniting interests than affection. It does not ask itself whether there has been deception, concealment of character or temperament, whether the spouses are qualified to fulfill the role of spouse, whether their union is the fruit of a mutual attachment, or the result of a sensual, passing, straw-like drive. The law does not care.
A criminal appears before a court, no matter the crime. What will happen? Mechanically, a judge, of bourgeois origin and education, will inflict on him the punishment that the code prescribes for faults identical to those of which he is accused. It is only in certain cases and thanks to the play of mitigating circumstances, arbitrarily and very often erroneously applied, that he will soften the punishment. Draped in his robe of purple and ermine, defender of society and the law, he will concern himself neither with the education of the man who appears before his bar, nor with the hereditary influences that may have determined his acts, nor with the vicissitudes of his existence. He will not ask himself whether before “falling,” the delinquent did not resist a hundred temptations: he will not ask himself whether society itself did not provide him with the means to commit the crime that it now imputes to his disfavor. He doesn’t care, he will condemn.
In summary, the legalists present:
a) a human ideal: the perfect citizen, the being who obeys the law. So the education that the State provides to the future citizen has the goal, according to a well-established program, of imbuing him with respect for the facts, gestures and men that consecrate, protect and perpetuate the things recognized as well-founded by the law;
b) a moral ideal: the law, an abstraction, of purely human creation, but essentially restrictive of the needs and aspirations of the member of society considered as an individual;
c) a social ideal: the State, a society where relations between men are only conceived and realized within the limits established by the law, in other words, based on the legal fact.
In apparent opposition to the theories of religious and legal reformers, with the obvious aim of ousting them, stand, the latest and already powerful, those whom we will call the economic reformers, those who base the life of human agglomerations on the arrangement of the production, distribution and consumption of the things necessary for the subsistence of the members of societies — in other words, the socialists.
Although collectivist socialism, scientific socialism, boasts recent origins and communism, a nuance of socialism, sometimes claims to go back beyond the beginning of the 19th century, there is no doubt that the different socialist schools have many precursors, especially among the Christian sects of the Middle Ages. In France, Germany, the Netherlands and elsewhere, there have been many socialists or communists who claimed to draw from evangelical ideas their ideas of economic equality, of pooling collective wealth. The historical episodes to which the Albigensians, Waldensians, Anabaptists, Levellers and many others have attached their names and had to pass down to posterity are sufficient proof of this; in the time of Cromwell, Winstanley the Digger drew up a collectivist charter. Without doubt these episodes have come down to us in a legendary form, or truncated and disfigured by the malignity of contemporary chroniclers; the judicial annals, it goes without saying, represent these precursors as highwaymen or possessed by the devil and one must guess rather than re-establish the truth when one reads through the legal jargon that rationalized the death sentences of so many of them. We are left with the novels of the utopians, of whom we will take Thomas More as a type.
Moreover, the idea of economic equality has still persisted, latent, among heterodox Christians: it is a tradition that seems to go back a long way, starting with the Judeo-Christian agglomeration of Jerusalem, which, the day after the disappearance of Jesus of Nazareth, formed itself into a voluntary collectivist group. This is perhaps a legend, which would only prove the antiquity of the tradition. In any case, the scientific form of collectivism or contemporary communism is only an adaptation to the spirit of the current times of Christianity, considered economically; we only raise this thesis in passing, but it is curious and instructive to note that like Christianity, especially Catholicism — and using a different terminology — socialism and Christianity advocate love between men, all men, whom they call, each and all, to the banquet of life, without demanding any effort other than an external adherence to a program — we were going to say to a creed. It is with good reason that socialism was able to describe it as: “The religion of economic fact.”
In its present form, socialism affirms and takes great pains to prove that the human problem consists solely of an economic fact, that if the distribution of human production were carried out equitably, thanks to an adequate organization, each person would receive the share representing his consumption and that, at the same time, aspirations or difficulties of an ethical, intellectual, even sentimental nature would be resolved. Man is of interest to socialism only when considered in his dual role, his dual function as producer and consumer. Society will therefore function perfectly as soon as socialists find themselves in the conditions required to organize labor and distribute products.
Many are the means proposed to achieve this goal, however different they may be according to periods and races. To return to an idea that we have only touched upon, socialism has this in common with Catholicism that it includes in its ranks all temperaments, all imaginable characters, all mentalities; one cannot be surprised since the only link that unites the socialists is a purely external link; The thesis is childishly simple: let us be able, say the socialists, to seize the power necessary to administer society and, willingly or unwillingly, we will apply our doctrines.
Despite an apparent antagonism, one soon realizes, upon study, that far from fighting each other, the means proposed to conquer this power complement each other. Among the socialists, some want to use revolutionary violence and seize by force the administration of things, others count on the ballot paper to arrive more quickly at what is usually called “the conquest of public powers.” In France and in the Latin countries, socialism proclaims itself materialist, is violently atheistic and sensualist; in Germany, it is monist and Haeckelian; In Anglo-Saxon countries, it readily associates with Christianity and one can cite socialist “leaders” who, on Sunday mornings, preach the sermon in some independent temple.
In France, socialism commits itself with antimilitarists, antipatriots and even anarchist trade unionists.
In Germany, it is rigorist, mililtarist and flees anarchists like the plague.
Anywhere, moreover, at election time, a socialist candidate knows how to change his jacket, from a proven antimilitarist to a vague pacifist and to make the capitalists of the constituency smile. Is it not above all a question of not frightening the voter? In Catholicism one thus meets confessors of remarkable austerity and others, easygoing, who understand marvelously well how to absolve worldly women of their pet sins.
All of this is logical. One thing matters: to win a position that will allow the organization of the production and distribution of products essential to the feeding of societies. Whether it is the strong way, dear to the anti-parliamentary revolutionary socialists, or a slow and progressive saturation of populations and parliamentary assemblies, according to the dream of the opportunists, everything comes down to a question of numbers. Socialism is not for an elite, it is for everyone.
How important can religious feelings, patriotic or other concepts, the maintenance of private prejudices be? They do not detract from this fact: the more the number of socialists grows, the more quickly the advent of the Socialist society will approach — not without having gone through all the phases of progress and decline inseparable from a movement embracing vast communities. What then does the personal value of the socialist voter, his mentality, his courage matter? In times of voting, a vote is a vote and the ballot of an alcoholic is worth that of a genius. Besides, what would the impatient, the hotheads of socialism have to claim: they are the few and have their representatives in the party councils.
It would be childish to deny the influence that socialism has acquired. It has aroused in the deep layers of the proletariat, in many a generous soul too, the enthusiasm and hopes that Christianity raised among the slaves of the Roman Empire. In times of superstition, while the prestige of the gods was crumbling, Christianity proclaimed, through the voice of apostles who were at first ardent and disinterested, that before God, creator of heaven and earth, all men were equal, a song sweet to the ears of the disinherited!
In our day, when Christianity has definitively failed, when the French Revolution has promulgated, if not achieved, political equality, when as respect for the past diminishes education spreads, in our day, we say, socialism appeals to immediate necessities; to those that fall under the senses: the social question, it proclaims, is a question of the stomach, Magerfrage, a question of food! In a society where new needs are constantly asserting themselves — sometimes artificial, it is understood, but which nonetheless urgently demand satisfaction — how could this appeal fail to find an echo, especially since socialism has lacked neither the talent nor the devotion to spread and comment on it. Under the name of syndicalism, a revolutionary activity has recently manifested itself, hostile to parliamentary and political action — striving above all to group workers into professional unions and to maintain continual agitation in the laboring world. The means advocated by syndicalism consist of presenting employers and employees with ever-increasing demands, wage increases, reductions in working hours, etc., etc. — to push employees and wage earners to strike in the event of refusal, so as to inflict more or less serious losses on the capitalists who thus see their capital, machines, tools or fields remain unproductive for a longer or shorter time. Advanced unionism advocates direct action, sabotage, is anti-militarist, etc. Child of socialism, it places the economic fact at the base of its conception of society. It can be said that with regard to socialism, unionism fulfills the role of spur and it is perfectly understandable that in revolutionary working class circles, its success has been lively.
Let us summarize: The socialists present:
a) A human ideal: the perfect producer and the perfect consumer, the human being whose integral life would consist in adapting to an organization of productive activity such that his consumption is assured. Socialist teaching tends to relate to the economic fact all aspects of the development of human societies: ethical as well as economic;
b) A moral ideal: the right for all to economic life, the disappearance of inequalities, fruit of capitalism, and the abolition of property, fruit of exploitation;
c) A social ideal: the collectivist state. A society based on the economic fact; in other words a society where, relations between people being determined by the mathematical or scientific regulation of the satisfaction of each person’s needs, we will no longer know either economic competition or the struggle for life.
LES ANARCHISTES ET LA SOCIETE
Une lacune comblée. — Anarchie, anarchiste, anarchisme, définitions étymologique. — Les origines de l’anarchisme. — L’anarchisme et l’Internationale. — De déterminé à déterminant. — L’anarchiste, l’individu conscient et la société anarchiste.
Il semblerait qu’après avoir parlé des réformateurs ou transformateurs de la société, considérés au triple point de vue religieux, légalitaire et économique, la liste en fut close. Nullement. En examinant à fond les projets proposés, on s’aperçoit bien vite d’une lacune : les réformateurs religieux considèrent l’individu comme une occasion pour la divinité de manifester ses desseins, les légalitaires l’envisagent comme fonction de la loi et les socialistes le regardent comme un outil, une sorte de machine à produire et consommer. Les uns ct les autres négligent l’individu considéré en tant que personne ; ils proclament sa responsabilité tantôt vis à vis de dieu, tantôt vis à vis de la loi, tantôt vis à vis de la société, jamais vis à vis de soi-même; ils voudraient en faire un instrument malléable, utile à leurs fins, ils l’ignorent en tant qu’être individuel. Or, c’est cette lacune que comble l’anarchisme.
On a beaucoup ergoté et discuté sur le rôle, la valeur, la signification réelle du mouvement anarchiste. On l’a catalogué à tort et à raison. On l’a assimilé au terrorisme et au nihilisme; on l’a rattaché au socialisme, dont il devenait le franc-tireur; on l’a englobé dans le syndicalisme révolutionnaire; on l’a rendu synonyme d’individualisme. On l’a fait découler de Babeuf, de Saint-Simon, de Fourier, de Proudhon, de l’Internationale, du christianisme original. On l’a accommodé à toutes sortes de sauces.
Nous allons tenter de jeter quelque clarté dans cette confusion voulue par certains, exploitée par beaucoup. Il n’est pas notre intention de formuler un dogme ou de fournir les bases d’un code anarchiste; nous ne serions heureusement pas suivis, puis nous suivons un plan qui écarte toute idée d’exclusivisme, puisqu’il consiste à présenter des Opinions, des thèses, à en tirer des conclusions qu’il est facile de vérifier, d’admettre ou de rejeter.
Le vocable anarchie vient de deux mots grecs qui signifient à peu près négation ou absence de gouvernement, d’autorité, de commandement. Il est pris parfois dans le sens de désordre, signification qui ne nous intéresse pas. Par extension, il désigne une certaine conception philosophique de la société ou de la vie individuelle qui exclut l’idée de gouvernement ou d’autorité; — l’anarchiste, c’est le protagoniste, le « réalisateur » des idées ou des faits conséquence de ou aboutissant à l’anarchie; — l’anarchisme, c’est — examiné au point de vue spéculatif ou pratique ou encore descriptif — l’ensemble des idées et des faits qui résultent de ou amènent à l’anarchie.
Pratiquement, on peut, nous semble-t-il, considérer comme anarchiste tout être qu’une réflexion sérieuse, consciente, a conduit à rejeter, à nier toute autorité ou coercition extérieure à soi, que cette autorité soit d’ordre gouvernemental, intellectuel ou économique.
On peut commenter cette explication de plusieurs façons : on peut dire qu’est anarchiste quiconque rejette consciemment la domination de l’homme sur l’homme et son corollaire économique : l’exploitation de l’homme par l’homme, ou qu’est anarchiste quiconque conçoit la société comme un fait de libres ententes individuelles.
Il est difficile de définir l’origine historique du mouvement anarchiste. Fut sans contredit anarchiste le premier homme qui réagit consciemment contre l’oppression d’un seul ou d’une collectivité ; cela nous mènerait par delà les temps préhistoriques. La légende et l’histoire citent des noms Diogène, Robin Hood, peuvent être considérés à différents points de vue comme des types d’anarchistes. Les débuts philosophiques du mouvement anarchiste actuel semblent remonter à la Renaissance, plus exactement à la Réforme laquelle, semant dans les esprits les idées de libre-examen et de libre-recherche en matière biblique, dépassa le but de ses initiateurs et aboutit à la diffusion de l’esprit critique dans tous les domaines. Le mouvement de la libre-pensée était né, mais au lieu de se développer, d’aller jusqu’à la critique rationnelle des institutions et des conventions humaines, il n’est plus qu’un instrument docile aux mains d’un parti politique, il s’est attardé à la dissection des fables puériles sur lesquelles les chrétiens orthodoxes édifient leurs croyances. Ce mouvement s’est arrêté là et n’a pas suivi les plus hardis de ses propagandistes.
Survient le mouvement anarchiste, complétant et achevant l’œuvre de la libre-pensée, soumettant à l’analyse individuelle chartes et lois, morales et programmes d’enseignement, conditions économiques et rapports sociaux de toute espèce; l’anarchie est devenu le mouvement d’opposition le plus dangereux qu’aient jamais rencontré les tyrannies gouvernementales. Aussi les anarchistes ont-ils vu se déchaîner sur eux d’inimaginables persécutions et cela dans la mesure où, conséquents avec leurs déclarations, ils allaient jusqu’au bout dans leurs attaques et leur résistance: ils se sont vus mettre au ban de la société civilisée, traquer comme des bêtes fauves, sans autre motif souvent que des paroles ou des écrits véhéments.
On a coutume de rattacher historiquement l’anarchie au mouvement ouvrier qui sous le nom d’Internationale fleurit vers la fin du règne de Napoléon III. C’est inexact: La haine et les invectives dont Karl Marx, le grand prophète du socialisme scientifique, poursuivit Michel Bakounine n’eut pas pour cause des divergences profondes de vues intellectuelles ou éthiques. Bakounine et ses amis furent expulsés de l’Internationale parce que fédéralistes, décentralisateurs, insurrectionnels, hostiles à la forme étatiste — conquête des sièges parlementaires — qu’allait prendre l’activité socialiste. Les amis de Bakounine, les fédéralistes,. se proclamaient nettement collectivistes et certains d’entre eux reprochent aujourd’hui au socialisme d’avoir accaparé ce qualificatif; ce furent des fédéralistes qui traduisirent et répondirent dans les pays méditerranéens le Capital, l’œuvre maîtresse de Marx. Certes, Bakounine fut un anarchisant, violemment souvent et profondément parfois, bien plus que ne le sont maint de ses continuateurs, mais si on étudie soigneusement le mouvement de la fédération jurassienne (et loin de nous la pensée de méconnaître l’œuvre qu’elle fît en son temps), on y rencontrera toutes les réminiscences du socialisme d’autrefois, croyances en l’égalité, la fraternité entre tous les hommes, idées de solidarité et d’amour universels, de société future, de la révolution salvatrice et transformatrice immédiate du genre humain, conceptions que l’anarchisme soumet comme les autres à l’analyse individuelle et qui n’ont rien de spécifiquement anarchiste. La vérité, c’est que les fédéralistes de l’Internationale se montrèrent anarchisants quant à la conception de la tactique et de l’organisation du mouvement socialiste. Pour le reste, rien ne les différenciait des socialistes révolutionnaires d’alors.
En-dehors, hors parti, sorte d’enfants perdus, antithèses vivantes du socialisme, comme nous espérons le faire clairement ressortir de cette série d’études, les anarchistes se trouvent, sur tous les points, en désaccord avec la société actuelle. Si c’est le besoin, l’envie, la démangeaison de paraître qui caractérise les hommes de nos jours, c’est la passion d’être qui distingue l’anarchiste. Avant tout, surtout, l‘anarchiste est ou en voie d’être (wird). Parce qu’il se place au delà des règles courantes, des autorités qui les régissent, l’anarchisme n’est pas uniquement une doctrine, une attitude, c’est une vie. Ce n’est pas un système, un recueil de prescriptions, une philosophie stérile, c’est une application constante, une réalisation, une activité de chaque jour ! Si l’anarchiste nie la loi, s’élève contre l’autorité de ses représentants, contre les actes des exécutifs de la société, c’est parce qu’il affirme pouvoir se servir de loi à soi-même et trouver en soi le ressort nécessaire pour exister et se conduire, cela sans intervention extérieure, sans compromissions non plus. Il ne conçoit de sociétés, autres, avons-nous dit, que des groupements de camarades unis par la commune entente et le libre travail. Les sociétés où il se développe ont besoin pour se perpétuer, pour continuer d’exister, de faire appel à mille genres d’autorités: autorité de dieu, autorité de législateurs, autorité de la richesse, de la considération, de la respectabilité, des ancêtres, des programmes de toute espèce. L’anarchiste, se réclamant de soi-même, examine, considère toutes choses, accepte ou rejette selon que les idées proposées ou exposées cadrent ou non avec sa conception de la vie ou ses aspirations individuelles. Tous les hommes acceptent d’être déterminés par leur milieu; l’anarchiste s’efforce, lui — sous les réserves inéluctables d’ordre physique — d’abord de se déterminer soi-même, ensuite de jouer le rôle de déterminant du milieu.
Concluons : Les anarchistes présentent :
a) Un idéal humain : l’anarchiste, l’individu niant l’autorité et son corollaire économique l’exploitation; l’être dont la vie consiste en une réaction continuelle contre un milieu qui ne peut, qui ne veut ni le comprendre ni l’approuver, puisque les constituants de ce milieu sont les esclaves de l’ignorance, de l’apathie, des tares ancestrales, du respect des choses établies;
b) Un idéal moral : l’individu conscient, en voie d’émancipation, tendant vers la réalisation d’un type nouveau : l’homme qui ne ressent aucun besoin de réglementation ou contrainte extérieure parce qu’il possède assez de puissance de volition pour déterminer ses besoins personnels et garder son équilibre individuel ;
c) Un idéal moral: la société anarchiste, une société où les hommes détermineraient leur vie, sous ses aspects intellectuels, éthiques, économiques, par une entente librement consentie et appliquée, respectant la liberté de tous sans nuire à la liberté d’aucun.
III
THE ANARCHISTS AND SOCIETY
_A gap filled. — Anarchy, anarchist, anarchism, etymological definitions. — The origins of anarchism. — Anarchism and the International. — From determined to determining. — The anarchist, the conscious individual and anarchist society.
It would seem that after having spoken of the reformers or transformers of society, considered from the triple religious, legalistic and economic point of view, the list was closed. Not at all. Examining the proposed projects in depth, one quickly notices a gap: the religious reformers consider the individual as an opportunity for the divinity to manifest its designs, the legalitarians consider him as a function of the law and the socialists regard him as a tool, a sort of machine for producing and consuming. Both neglect the individual considered as a person; they proclaim its responsibility sometimes to God, sometimes to the law, sometimes to society, never to itself; they would like to make it a malleable instrument, useful for their ends, but they ignore it as an individual being. Now, it is this gap that anarchism fills.
There has been much argument and discussion about the role, the value, the real meaning of the anarchist movement. It has been catalogued rightly and wrongly. It has been assimilated to terrorism and nihilism; it has been linked to socialism, of which it became the irregular; it has been included in revolutionary syndicalism; it has been made synonymous with individualism. It has been derived from Babeuf, Saint-Simon, Fourier, Proudhon, the International, the original Christianity. It has been adapted to all sorts of sauces.
We will try to shed some light on this confusion, desired by some, exploited by many. It is not our intention to formulate a dogma or to provide the bases of an anarchist code; we would fortunately not be followed, then we follow a plan which removes any idea of exclusivism, since it consists in presenting opinions, theses, to draw conclusions from them which are easy to verify, to accept or to reject.
The word anarchy comes from two Greek words which mean more or less negation or absence of government, authority, command. It is sometimes taken in the sense of disorder, a meaning which does not interest us. By extension, it designates a certain philosophical conception of society or of individual life that excludes the idea of government or authority; — the anarchist is the protagonist, the “realizer” of the ideas or facts that are the consequence of or result in anarchy; — anarchism is — examined from a speculative or practical or descriptive point of view — the set of ideas and facts that result from or lead to anarchy.
In practice, it seems to us, we can consider as anarchist any being that serious, conscious reflection has led to reject, to deny any authority or coercion external to themselves, whether this authority is of a governmental, intellectual or economic nature.
We can comment on this explanation in several ways: we can say that an anarchist is anyone who consciously rejects the domination of man over man and its economic corollary, the exploitation of man by man, or that an anarchist is anyone who conceives of society as a matter of free individual agreements.
It is difficult to define the historical origin of the anarchist movement. The first man who consciously reacted against the oppression of an individual or a group was undoubtedly an anarchist; that would take us beyond prehistoric times. Legend and history cite names like Diogenes, Robin Hood, who can be considered from different points of view as types of anarchists. The philosophical beginnings of the current anarchist movement seem to date back to the Renaissance, more precisely to the Reformation which, by sowing in people’s minds the ideas of free examination and free research in biblical matters, went beyond the goal of its initiators and led to the diffusion of the critical spirit in all areas. The free-thought movement was born, but instead of developing, of going as far as the rational criticism of human institutions and conventions, it is no more than a docile instrument in the hands of a political party and it has lingered on the dissection of the puerile fables on which orthodox Christians build their beliefs. This movement stopped there and has not followed the boldest of its propagandists.
The anarchist movement arises, completing and accomplishing the work of free-thought, submitting to individual analysis charters and laws, morals and educational programs, economic conditions and social relations of all kinds; anarchy has become the most dangerous opposition movement that governmental tyrannies have ever encountered. Anarchists have also seen unimaginable persecutions unleashed on them, and this to the extent that, consistent with their declarations, they went all the way in their attacks and resistance: they found themselves ostracized from civilized society, hunted down like wild beasts, often without any other motive than vehement words or writings.
It is customary to historically link anarchy to the workers’ movement that flourished under the name of the International towards the end of the reign of Napoleon III. This is incorrect: The hatred and invectives with which Karl Marx, the great prophet of scientific socialism, pursued Michel Bakunin were not caused by profound divergences of intellectual or ethical views. Bakunin and his friends were expelled from the International because they were federalists, decentralists, insurrectionists, hostile to the statist form — conquest of parliamentary seats — that socialist activity was going to take. Bakunin’s friends, the federalists, proclaimed themselves clearly collectivists and some of them today reproach socialism for having monopolized this qualifier; it was federalists who translated and responded in the Mediterranean countries to Capital, Marx’s masterpiece. Certainly, Bakunin was an anarchist, often violently and sometimes profoundly, much more so than many of his successors, but if we study carefully the movement of the Jura federation (and far be it from us to ignore the work it did in its time), we will find there all the reminiscences of the socialism of yesteryear, beliefs in equality, fraternity between all men, ideas of solidarity and universal love, of a future society, of the immediate saving and transforming revolution of the human race, conceptions that anarchism submits like the others to individual analysis and which have nothing specifically anarchist about them. The truth is that the federalists of the International showed themselves to be anarchists in their conception of the tactics and organization of the socialist movement. For the rest, nothing differentiated them from the revolutionary socialists of that time.
Outside, outside the party, like lost children, living antitheses of socialism, as we hope to make clear from this series of studies, anarchists find themselves, on all points, in disagreement with present-day society. If it is the need, the desire, the itch to appear that characterizes the men of our days, it is the passion to be that distinguishes the anarchist. Above all, above all, the anarchist is or is in the process of being (wird). Because it places itself beyond the current rules, the authorities that govern them, anarchism is not only a doctrine, an attitude; it is a life. It is not a system, a collection of prescriptions, a sterile philosophy; it is a constant application, a realization, an activity of each day! If the anarchist denies the law, rises up against the authority of its representatives, against the acts of the executives of society, it is because he affirms that he can use the law for himself and find in himself the necessary spring to exist and conduct himself, this without external intervention, without compromise either. He conceives of societies, only as, as we have said, groups of comrades united by common understanding and free work. The societies in which he develops need to perpetuate themselves, to continue to exist, to appeal to a thousand kinds of authorities: authority of God, authority of legislators, authority of wealth, of consideration, of respectability, of ancestors, of programs of all kinds. The anarchist, claiming to be himself, examines, considers all things, accepts or rejects according to whether the ideas proposed or exposed fit or not with his conception of life or his individual aspirations. All men accept that they are determined by their environment; the anarchist strives, himself — under the inevitable reservations of a physical order — first to determine himself, then to play the role of determinant of the environment.
Let us conclude: The anarchists present:
a) A human ideal: the anarchist, the individual denying authority and its economic corollary, exploitation; the being whose life consists of a continual reaction against a milieu that cannot, that will neither understand nor approve of him, since the constituents of this milieu are the slaves of ignorance, apathy, ancestral defects, of respect for established things;
b) A moral ideal: the conscious individual, on the way to emancipation, tending towards the realization of a new type: the man who feels no need for external regulation or constraint because he possesses enough power of volition to determine his personal needs and maintain his individual balance;
c) A moral ideal: the anarchist society, a society where men would determine their lives, in their intellectual, ethical and economic aspects, by an agreement freely consented to and applied, respecting the freedom of all without harming the freedom of any.
L’ANARCHISTE ET LES RÉFORMEURS DE LA SOCIÉTÉ
Dernières arguties des réformateurs religieux. — Le contrat social. — Producteurs inutiles et besoins superflus. — La solidarité. — Réponse de l’ « anarchiste ». — Argument scientifique.
L’exposé rapide que nous venons de tracer explique l’attitude que prend l’anarchiste vis à vis i des réformateurs de la société. Puisque tous les systèmes de renouvellement ou d’amélioration proposés rejettent à l’arrière plan l’individu, la cellule de l’organisme société, comment l’anarchiste pourrait — il ressentir autre chose qu’indifférence ou hostilité à leur égard. C’est placé sur un plan différent qu’il considère les êtres et les choses.
En vain les réformateurs ou novateurs religieux — dernière ressource — viendront-ils affirmer que la volonté de Dieu, le dessein suprême de la toute sagesse divine c’est de réaliser sur la planète l’entente entre les hommes, de supprimer les inégalités de fortune, d’éducation ; en vain diront-ils que les étapes douloureuses qui constituent la marche de l’humanité vers ce « millénium » étaient nécessaires, indispensables à la perfectibilité collective ; en vain proclameront-ils leur foi inébranlable en l’avènement de ce qu’ils appellent, nous l’avons vu, « le règne de Dieu», synonyme de la cité d’harmonie, d’équité et de fraternité: l’anarchiste demandera par quels moyens tangibles ce dieu tout-amour leur communique sa pensée, quelles notions scientifiques ils ont de son existence, de quel pouvoir il dispose et comment il l’exerce. Acculés, les derniers représentants du mysticisme religieux balbutieront peut-être que Dieu est un sentiment intérieur à l’individu, l’idéal, une catégorie de l’idéal, qu’il n’est pas encore complètement manifeste, qu’il « devient » et autres expressions nuageuses de la même farine qui peuvent satisfaire des croyants très peu orthodoxes, mais pieux encore, et dont un esprit affranchi ne peut se contenter. L’anarchiste répondra simplement qu’il n’est pas d’idéal qui ne soit une création de la volonté humaine. Dire que Dieu est un phénomène de la vie intérieure, une manifestation de la pensée individuelle, c’est dire qu’il n’est pas extra-humainement; or, quel besoin a-t-on d’appeler « Dieu » une aspiration personnelle ?
En vain les légalitaires affirmeront-ils que le luit de la loi est non pas d’opprimer l’individu, mais de lui assurer, selon ce qu’on dénomme le « contrat social », les possibilités de vivre dans la société, possibilités qu’en fait la loi codifie, catalogue, en établissant les droits et les devoirs de chacun vis à vis de la société et de la société vis à vis de chacun. L’anarchiste demandera qui a promulgué ce soi disant contrat social et aura bientôt fait de démontrer, preuves historiques à l’appui qu’il a toujours été imposé aux différentes collectivités par une minorité d’êtres forts ou rusés, prêtres ou mages, soldats heureux ou conquérants, familles renommées, capitalistes puissants. Jamais, nulle part, aucun contrat n’a été proposé librement, consenti librement, appliqué librement. Ce que nous connaissons tous de la société, c’est son appareil de contraintes et de châtiments, ce sont ses exécutifs et ses souteneurs, policiers, gens d’armes et de justice, ce sont ses maisons d’arrêts et ses tribunaux. C’est son enseignement soi-disant laïque, en réalité aussi dogmatique, aussi déprimant, aussi intolérant que l’enseignement clérical.
Pour l’anarchiste, l’état est la forme laïque de l’église comme l’église fut la forme religieuse de l’État, ce sont deux ennemis qui se réconcilient toujours sur le terrain de la domination; qui eût nié jadis la divinité de Jésus, la Trinité ou le mystère de la transsubstantiation, eût été condamné a périr dans les flammes. Qu’on attaque aujourd’hui un peu violemment le dogme propriété ou le dogme patrie, uniquement par la parole et par l’écrit — ou l’un quelconque des dogmes sur lesquels se fondent les institutions civiles au xx° siècle et, vous verrez, l’exemple est là, si la prison ne châtie pas le mécréant coupable d’un tel forfait. Qui parle de contrat social? Des morales désuètes, des préjugés ridicules qui sonnent faux en face des connaissances actuelles et dont, à l’école, on enseigne encore le respect; voilà en réalité le contrat social.
Aux socialistes prétendant que le fait économique domine tous les détails de l’humanité, l’anarchiste objectera que c’est là pure hypothèse, que sans négliger un seul instant la valeur du facteur économique, puisqu’il s’agit d’abord de se sustenter, on ne peut admettre qu’il ait été l’unique cause de tous les événements historiques ; selon les circonstances, les évènements ont eu tantôt une origine politique, tantôt un motif religieux, tantôt un mobile économique, — cela sans parler des influences climatériques. Il a été longtemps l’usage de rapporter toute l’histoire à des causes politiques, de même qu’auparavant on la considérait comme les gestes de « Dieu » parmi les hommes ; la métaphysique socialiste voudrait, elle, tout relier au fait économique. Il est considérablement exagéré de soutenir que la philosophie, les arts, la littérature aient constamment dépendu du fait économique, alors que certaines de leurs périodes indiquent, pour citer un exemple, une influence nettement religieuse.
Examinant de façon critique la question de production et de consommation, l’anarchiste prétend qu’il est visiblement outrancier, dans la société actuelle, de grouper les hommes par professions ou métiers, que c’est en régime de surproduction et d’exploitation capitaliste une classification arbitraire, dangereuse, malsaine même. Le producteur de blé ou de céréales — un des producteurs les plus utiles — ne fait-il pas vivre à ses dépens et à ceux des consommateurs, des intermédiaires et des courtiers de toute espèce ?
Exalter le producteur dans l’état actuel des choses est un pur sophisme. Dans nombre de cas, il produit des objets ou des valeurs inutiles, ou il accomplit un travail sans portée individuelle ni sociale. Les métallurgistes qui travaillent dans les arsenaux, dans les manufactures d’armes ou dans les fonderies de canons font-ils besogne utile ? Les gardiens de prison, douaniers, gratte-papiers des administrations officielles, receveurs d’octroi ou percepteurs de contributions accomplissent-ils œuvre utile ? Les ouvriers adonnés à la fabrication des boissons alcooliques, des apéritifs, amers, « vitriols » de toute espèce, font-ils travail utile ? Les employés de chemin de fer occupés au transport de tant d’objets de luxe superflus, à manutentionner les denrées frelatées ou à envoyer les soldats vers la boucherie remplissent-ils une fonction de quelque utilité ? En vain les maçons qui construisent des prisons, des casernes ou des églises se groupent-ils en syndicats révolutionnaires; en vain les confectionneurs de mitrailleuses, de fusils Lebel ou Vetterli et d’uniformes adhèrent-ils aux Bourses du Travail ? Avant comme après ce sont des producteurs inutiles.
Ce qui est vrai, c’est qu’une grande partie des producteurs vivent en parasites au compte des consommateurs puisqu’une grande partie de la consommation a trait à des besoins artificiels; ce qui est vrai encore, c’est qu’un grand nombre de consommateurs entretiennent, grâce à leurs besoins artificiels, une foule de producteurs inutiles.
Mystiques, légalitaires, socialistes, écrivent et discourent sur une solidarité qui lierait tous les hommes: ceux-ci parce qu’ils se basent sur cette affirmation gratuite que « Dieu » est le père du genre humain, ceux-là parce que la loi est le lien qui rattache les hommes les uns aux autres puisqu’il leur permet de vivre en société, les autres parce que production et consommation sont si inextricablement liées que le producteur est indispensable au consommateur et vice-versa. « Dieu », la loi ou le fait économique, il faut se courber et obéir toujours.
L’anarchiste, lui, ne se courbe pas et, froidement, loyalement, il soumet à la critique cet argument formidable. Solidarité obligée, dit-il, équivaut à point de solidarité du tout : « Je ne suis nullement solidaire de celui qui contribue à maintenir et la domination et l’exploitation et d’une ; je ne suis pas solidaire davantage de quiconque perpétue la survivance des préjugés qui entravent le développement individuel, et de deux; je ne suis pas solidaire ni des consommateurs artificiels ni des producteurs inutiles : je n’en suis solidaire présentement que parce que j’y suis forcé et chaque fois que je trouve l’occasion de m’évader de cette contrainte, j’en profite. Je ne connais de solidarité que celle que j’ai acceptée, débattue, consentie, l’ayant d’abord examinée consciemment. Je ne suis solidaire que de ceux qui conçoivent comme moi la solidarité. » Et devant cette réponse, la « solidarité universelle » se révèle ce qu’elle est réellement : un fantôme.
La tendance de toutes choses semble être de débuter par le diffus, le composé, le grégaire pour tendre au simple à l’unique. L’agrégat tend à se résoudre en unités, le firmament le porte gravé en caractères indélébiles. Jadis, l’homme ne pensait pas ou n’agissait pas individuellement; la tribu ou le clan pensait, agissait pour lui, puis ce furent les chefs de groupe, les matriarches, les patriarches, les pères de famille qui pensèrent ou agirent pour leurs administrés, leurs enfants, leur clientèle (cliens). En d’autres termes, la cellule individu fut à l’origine noyée dans l’organisme-société ou l’organisme-famille; elle tend, malgré tout, à s’affranchir des « archées » ou des « craties » de toute espèce, à se sentir soi-même, à disposer de son sort, à s’unir à qui l’attire. En devançant le temps, à leurs risques et périls les anarchistes pourraient dire qu’ils agissent « scientifiquement», s’ils ne tenaient beaucoup plus à agir en hommes libres.
IV
THE ANARCHIST AND THE REFORMERS OF SOCIETY
_Last quibbles of the religious reformers. — The social contract. — Useless producers and superfluous needs. — Solidarity. — Response of the “anarchist.” — Scientific argument.
The rapid exposition that we have just outlined explains the attitude that the anarchist takes toward the reformers of society. Since all the systems of renewal or improvement proposed reject the individual, the cell of the organism society, into the background, how could the anarchist feel anything other than indifference or hostility toward them. It is placed on a different plane that he considers beings and things.
In vain will the religious reformers or innovators — their last resort — come to affirm that the will of God, the supreme design of all divine wisdom is to achieve understanding between men on this planet, to eliminate inequalities of fortune, of education; in vain will they say that the painful stages that constitute the march of humanity towards this “millennium” were necessary, indispensable to collective perfectibility; in vain will they proclaim their unshakeable faith in the advent of what they call, as we have seen, “the reign of God,” synonymous with the city of harmony, equity and fraternity: the anarchist will ask by what tangible means this all-loving god communicates his thought to them, what scientific notions they have of his existence, what power he has and how he exercises it. Cornered, the last representatives of religious mysticism will perhaps stammer that God is a feeling within the individual, the ideal, a category of the ideal, that he is not yet completely manifest, that he “becomes” and other cloudy expressions of the same ilk, which can satisfy very unorthodox, but still pious, believers, and with which a liberated spirit cannot be satisfied. The anarchist will simply answer that there is no ideal that is not a creation of the human will. To say that God is a phenomenon of the inner life, a manifestation of individual thought, is to say that he is not extra-human; now, what need is there to call a personal aspiration “God”?
In vain will the legalists affirm that the purpose of the law is not to oppress the individual, but to assure him, according to what is called the “social contract,” the possibilities of living in society, possibilities that the law in fact codifies, catalogues, by establishing the rights and duties of each person with respect to society and of society with respect to each person. The anarchist will ask who promulgated this so-called social contract and will soon have to demonstrate, with historical evidence to support it, that it has always been imposed on the different communities by a minority of strong or cunning beings, priests or mages, fortunate or conquering soldiers, renowned families, powerful capitalists. Never, anywhere, has any contract been freely proposed, freely agreed to, freely applied. What we all know about society is its apparatus of constraints and punishments, its executives and its pimps, police, men-at-arms and justice, its prisons and its courts. It is its so-called secular teaching, in reality as dogmatic, as depressing, as intolerant as clerical teaching.
For the anarchist, the state is the secular form of the church, as the church was the religious form of the state. They are two enemies who are always reconciled on the ground of domination; whoever had once denied the divinity of Jesus, the Trinity or the mystery of transubstantiation, would have been condemned to perish in the flames. Let us attack today a little violently the dogma of property or the dogma of homeland, only by word of mouth and by writing — or any of the dogmas on which civil institutions are based in the 20th century and, you will see, the example is there, if prison does not punish the unbeliever guilty of such a crime. Who speaks of a social contract? Outdated morals, ridiculous prejudices that ring false in the face of current knowledge and for which, at school, respect is still taught; this is the social contract in reality.
To the socialists who claim that the economic fact dominates all the details of humanity, the anarchist will object that this is pure hypothesis, that without neglecting for a single instant the value of the economic factor, since it is primarily a question of sustaining oneself, one cannot admit that it has been the sole cause of all historical events; according to circumstances, events have sometimes had a political origin, sometimes a religious motive, sometimes an economic motive, — this without speaking of climatic influences. It has long been the custom to relate all history to political causes, just as it was formerly considered as the gestures of “God” among men; socialist metaphysics would like to connect everything to the economic fact. It is a considerable exaggerated to maintain that philosophy, the arts, literature have constantly depended on the economic fact, when certain of their periods indicate, to cite an example, a clearly religious influence.
Critically examining the question of production and consumption, the anarchist claims that it is visibly outrageous, in today’s society, to group men by profession or trade, that in a regime of overproduction and capitalist exploitation it is an arbitrary, dangerous, even unhealthy classification. Does not the producer of wheat or cereals — one of the most useful producers — provide a living at his own expense and at that of consumers, intermediaries and brokers of all kinds?
To exalt the producer in the current state of things is pure sophism. In many cases, he produces useless objects or values, or he performs work without individual or social significance. Do the metallurgists who work in arsenals, in arms factories or in cannon foundries do useful work? Do prison guards, customs officers, pen pushers in official administrations, tax collectors or tax collectors perform useful work? Do the workers devoted to the manufacture of alcoholic beverages, aperitifs, bitters, “vitriols” of all kinds, do useful work? Do the railway employees busy transporting so many superfluous luxury items, handling adulterated goods or sending soldiers to the butcher’s fulfill a function of any utility? In vain do the masons who build prisons, barracks or churches group themselves into revolutionary unions; in vain do the makers of machine guns, Lebel or Vetterli rifles and uniforms join the Labor Exchanges? Before and after they are useless producers.
What is true is that a large part of the producers live as parasites on the account of consumers since a large part of consumption relates to artificial needs; what is also true is that a large number of consumers maintain, thanks to their artificial needs, a crowd of useless producers.
Mystics, legalists, socialists, write and discourse on a solidarity that would bind all men: the latter because they base themselves on this gratuitous affirmation that “God” is the father of the human race, the former because the law is the bond that binds men to each other since it allows them to live in society, and the others because production and consumption are so inextricably linked that the producer is indispensable to the consumer and vice versa. “God,” the law or the economic fact: we must always bow and obey.
The anarchist, for his part, does not bow and, coldly, loyally, he submits this formidable argument to criticism. Obligatory solidarity, he says, is equivalent to no solidarity at all: “I am in no way in solidarity with anyone who contributes to maintaining both domination and exploitation, for one; I am no more in solidarity with anyone who perpetuates the survival of prejudices that hinder individual development, for two; I am not in solidarity with either artificial consumers or useless producers: I am in solidarity with them at present only because I am forced to be, and every time I find an opportunity to escape from this constraint, I take advantage of it. I know of no solidarity except that which I have accepted, discussed, consented to, having first examined it consciously. I am in solidarity only with those who conceive solidarity as I do.” And faced with this response, “universal solidarity” reveals itself to be what it really is: a phantom.
The tendency of all things seems to be to begin with the diffuse, the compound, the gregarious, to tend towards the simple, the unique. The aggregate tends to resolve itself into units, the firmament bears it engraved in indelible characters. Formerly, man did not think or act individually; the tribe or clan thought, acted for him; then it was the group leaders, the matriarchs, the patriarchs, the fathers of families who thought or acted for their administrators, their children, their clientele (cliens.) In other words, the individual cell was originally drowned in the organism-society or the organism-family; it tends, in spite of everything, to free itself from the “archies” or “cracies” of all kinds, to feel itself, to dispose of its fate, to unite with whoever attracts it. By getting ahead of time, at their own risk, anarchists could say that they are acting “scientifically,” if they were not much more keen to act as free men.
V.
LES CHRÉTIENS ET LES ANARCHISTS
Le christianisme primitif. — Jésus. — Un pont infranchissable. — Anarchisme et christianisme sont inconciliables. — Tolstoi et l’idée de la «non-résistance au mal par la violence». – L’anarchisme chrétien. — Résistez.
Y a-t-il un lien de parenté quelconque entre le christianisme et l’anarchisme? Peut-on les concilier? Peut-on soutenir que les anarchistes sont ce que seraient devenus les chrétiens si, au lieu de se cristalliser en des formules et en des rites, poteaux-frontières, le christianisme avait suivi son évolution normale.
Personne n’entend concilier avec le socialisme ou l’anarchisme le christianisme d’aujourd’hui, le christianisme officiel des églises, soutien du coffre-fort et admirateur de la violence gouvernementale. Quand on parle de christianisme anarchiste, social, révolutionnaire même, on n’entend jamais que le « christianisme primitif ». La grande difficulté, c’est que sur cette période de l’histoire chrétienne, nous ne possédons guère de documents sérieux, probants, auxquels on puisse ajouter foi. Les documents ne deviennent historiques qu’au moment où le mouvement chrétien s‘est transformé en une organisation religieuse, une église qui prétend conquérir le monde, qui vise à la suprématie spirituelle et temporelle, grâce à une hiérarchie formidablement agencée. A ce moment là, l’église parait surtout préoccupée de s’assimiler les croyances, les superstitions païennes afin de rallier les dernières dissidences et ses divisions intestines servent de manteau à des desseins politiques. Plus on recule et plus on s’en trouve réduit à des conjectures, qu’on se trouve face à face avec des légendes inconstantes, fuyantes, contradictoires ; nous n’avons même aucune preuve absolument vérifiable de l’existence du fondateur du christianisme, et ses biographes sont si occupés à faire triompher leur peint de vue particulier ou à favoriser les idées du parti qu’ils représentent qu’on a peine à retrouver sons le vernis dont ils recouvrent son histoire la physionomie réelle de Jésus.
Jésus, de naissance irrégulière (peut-être avec du sang grec dans les veines), semble avoir eu davantage de ressentiment contre les pseudo-croyants juifs que contre les oppresseurs romains de la Judée. Nourri de la lecture des grands prophètes israélites, mêlée peut-être à une connaissance de la philosophie grecque, bercé sûrement dès l’enfance par les apocalypses juives, il semble qu’il se soit cru appelé à renouveler les prophètes de jadis, si bien qu’avant ou au lieu de prêcher la révolte contre les étrangers, il préconisa une révolution intérieure; nous dirions aujourd’hui qu’il fit appel à l’éducation avant de faire appel à la révolution. Jésus nous apparait encore comme un homme d’origine modeste, élevé chez un charpentier ou même dans une ferme, comme le voudrait feu E. Crosby, mais que les soucis d’une éducation qu’il s’est due à lui-même ou des voyages ont éloigné du contact immédiat d’autrui. Tout en partageant maintes des superstitions et en adoptant les théories cosmogoniques de son époque, il paraît avoir possédé une haute valeur individuelle et surtout exercé une sérieuse influence sur son entourage; on nous le montre doué de beaucoup de sentiment, d’un vif enthousiasme, débarrassé des conceptions étriquées, abhorrant l’esprit mercantile qui rendait ses compatriotes si détestables.
N’ayant point trouvé d’écho chez les gens aisés, à part deux ou trois bourgeois libéraux ou rabbins, Jésus s’en alla recruter des amis parmi les « péagers et les gens de mauvaise vie » chemineaux, vagabonds, filles publiques et autres gens sans aveu auxquels se mêlèrent plusieurs de ces juifs attendant la venue d’un Messie qui les délivrerait du joug des légions césariennes. Jésus ne semble pas avoir attaché beaucoup d’importance aux lois civiles, comme la propriété, et l’épisode des deux sœurs qu’il aimait tendrement indique Lies mœurs libres. Bref, avec sa poignée de gens inavouables et de fanatiques, il se jeta à l’assaut de l’ecclésiasticisme, du formalisme et de l’hypocrisie israélites, formidable forteresse.
Comme tous les réformateurs religieux, il accusait avec véhémence les pratiquants d’avoir perverti le sens primitif de leur religion, abandonné la vie intérieure et remplacé l’esprit par la lettre, le texte froid, stérile, qui dessèche et qui tue : leur prétendue austérité cachait un sensualisme effronté. Et en opposition avec l’enseignement des rabbins, l’enseignement officiel, Jésus en adopta un qui dut avoir comme base ce conseil: « Si tu fais ceci ou cela, fais-le non parce qu’on t’a dit de le faire mais parce qu’en ton for intérieur tu le trouves bon. » Plus nouveau que bien compris, cet enseignement suscita l’attention et on se pressa relativement autour du jeune propagandiste, dont les invectives contre les puissants et les riches — n’oublions pas que Jésus était doublé d’un démagogue — flattaient l’oreille des déshérités qui l’écoutaient. Les prêtres et les bourgeois ont du sans douté être confondus de l’audace d’un pareil personnage, de mœurs douteuses, aux suiveurs plus douteux encore, qui allait racontant que c’est à l’individu intérieur qu’il faut regarder et non à son apparence extérieure, et qui, d’ailleurs, les avait rabroués assez vertement dans plusieurs rencontres contradictoires. En province, il dut obtenir autant de succès qu’à Jérusalem; on aimait sa simplicité: un bateau, une terrasse, un monticule lui tenaient lieu de chaire. Jésus d’ailleurs ne semble pas avoir fait œuvre de propagande illimitée : il se contentait de semer paroles et idées : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende » : la semence peut tomber sur le bord de la route où les oiseaux la mangeront, sur le terrain pierreux où le soleil la dessèchera, tant pis ! si elle tombe en bonne terre, elle produira au centuple. Il dut d’être sympathique à ce que, nullement ascète, il mangeait et buvait dans les carrefours, avec toute espèce de monde ; sa conversation attirait : il parlait de champs, de fleurs, de moissons, du ciel étoilé… quelle différence avec les prêches empesés de la synagogue.
Un des beaux traits, un trait ineffaçable du caractère de Jésus, ce fut sa confiance en ceux qui le suivirent, sa patience a leur égard. Courageusement, il entreprit leur éducation, excusant leur lâcheté, leur ignorance ; leurs ambitions mesquines, leurs rivalités puériles ne le rebutèrent pas. Bien que ses biographes passent rapidement sur ces côtés — les meilleurs — de sa physionomie morale, ils ressortent à tel point qu’ils éclipsent sans pitié tous les prétendus miracles auxquels les évangélistes donnent tant de place. Le résultat fut qu’alors même que ses partisans ne le comprirent pas, ils ne se séparèrent pas de lui, entendons-nous, jusqu’au danger exclusivement.
Un beau jour éclata la crise inévitable. Grisé par l’enthousiasme, s’attendent probablement à une manifestation en sa faveur et en sa personne d’une puissance extra-humaine, Jésus monta vers Jérusalem au moment des fêtes de Pâques, alors que la ville regorgeait d’israélites venus de tous les points de l’Empire romain. Il se rendit au Temple, haranguant, discutant, provoquant le tumulte. Belle occasion de se débarrasser de l’importun et des conséquences fâcheuses qu’auraient pu avoir ses discours enflammés. En ayant eu vent il semble que Jésus se cacha avec quelques amis; peut-être trahi, il fut vite découvert, appréhendé, arrêté et les autorités romaines et juives tombèrent de suite d’accord pour le faire périr. Il subit son sort avec une certaine faiblesse, due probablement à la chute de ses espérances en une intervention de la divinité et aussi à l’abandon de ses disciples, qui s’étaient errés. D’ailleurs, pour les frapper et éviter qu’ils en fassent un prophète, on avait pris soin de ridiculiser leur chef et de lui infliger un supplice d’ordinaire réservé aux malfaiteurs.
Exemple point neuf, loin d’abattre les siens, le supplice de leur ami ranima leur courage, les électrisa. Hallucinés par l’influence qu’il avait exercé sur eux de son vivant, influence que leur pitoyable conduite grandissait encore, ils se retrouvèrent s’assemblèrent, reconquirent courage et assurance. Le christianisme était né.
Voilà très probablement ce que fut le christianisme à son origine : il se confond avec la personnalité de son initiateur. Que Jésus fut un révolutionnaire, un anarchiste en ce sens qu’il répudia ou combattit l’autorité des prêtres, la morale hypocrite et officielle, la loi écrite et imposée, on peut l’admettre, mais en faisant remarquer que son existence historique importe peu en elle-même. Le fait intéressant — et bien que pour notre part nous pensions que Jésus ait vécu — c’est qu’à un moment donné de l’histoire, en‘ Asie Mineure, des hommes se rencontrèrent qui créèrent un pareil individu-type. Nous avons personnellement entendu des protestants très libéraux déclarer que Jésus était un idéal imaginé par l’âme humaine pour répondre a ses aspirations intérieures.
Ce qui rend difficile une détermination exacte du caractère social du « christianisme primitif », c’est qu’immédiatement après la mort présumée ou réelle de son initiateur, il subit l’influence d’un homme fort instruit, Juif de naissance, Grec d’éducation, un dialecticien de premier ordre, discuteur au premier chef, un enthousiaste visionnaire doublé d’un organisateur consommé, qui le transforma bientôt en une religion universelle et l’achemina vers le catholicisme, — nous voulons parler de Saul de Tarse, autrement dit saint Paul. Amené au christianisme dans des circonstances étranges, sous l’empire d’une hallucination mystique, il parcourut le monde romain présentant Jésus aux uns comme le « Dieu » inconnu; aux autres — les israélites et les judaïsants — comme une sorte de thèse théologique.
Le supplice de l’agitateur galiléen devint la rançon de l’humanité séparée de «Dieu» par le péché originel, le sang répandu sur le mont Golgotha, symbolisa le dernier et suprême sacrifice exigé par l’implacable justice de Jéhovah; plus tard, Jésus s’éleva jusqu’au rang d’Oint du Seigneur, de Christ, de Fils de Dieu… jusqu’à être une personne de Dieu lui-même. Des communautés chrétiennes s’établirent partout; les mystiques s’en mêlèrent ; devant pareil succès les Grecs d’Alexandrie tentèrent de concilier le christianisme avec leurs idées philosophiques : Jésus devint l’incarnation du Verbe, du Logos, de la Raison. Arrêtons, nous nous noierions dans les ondes d’un mysticisme sans fond.
Deux principes vicièrent le christianisme à son origine : sa haine, non du monde, mais de la vie et sa soumission aveugle à la soi-disant volonté de « Dieu ». « Que ta volonté soit faite », s’écriait Jésus au jardin de Gethsémani : voilà l’abime infranchissable qui éloignera toujours des chrétiens les hommes d’initiative, les indépendants, les réfractaires, les révoltés. En vain on torturera les textes pour les jeter comme un pont: le pont croulera. Nous 1Ie voulons pas d’un être surnaturel qui sait le nombre des cheveux de notre tête, mais nous dénie le droit de disposer de nous-mêmes : si un tel Être existait quelque part dans l’Univers notre premier, notre plus impérieux devoir serait de nous insurger contre lui. Point de maîtres, ni de dieux dont ils reflètent l’image. La position de l’homme à genoux est une attitude d’esclave !
Et puis, si le christianisme a valu pour son temps, si à une époque de l’histoire de l’humanité, il a joué un rôle, admettons libérateur, ses mérites passés ne pourront nous faire oublier tout le mal qu’il a infligé aux penseurs indépendants, aux amants de la vie. Il nous semble encore voir luire la flamme des bûchers et entendre les cris de désespoir qui s’élèvent du fond des cachots des inquisitions catholiques, grecques, protestantes. Torquemada, Calvin, Luther, Henri VIII, Loyola, le Saint-Office et le Saint-Synode russe, les dragonnades anglicanes, les missionnaires bottés.
«. . . On reconnaît l’arbre à ses fruits », les fruits, les voilà; certes, ils sont amers. Fruits encore du christianisme, fruits pourris, ce piétisme, ces mômeries, ce moralitéisme, toute cette hypocrisie protestante qui ne considère que l’apparence, qui ne regarde qu’à la respectabilité, qui veut mutiler l’individu sous prétexte de l’affranchir des passions saines qui sont la vie et ne réussit qu’à en faire un être dévoyé, malsain, vicieux.
Si nous insistons plus qu’il ne conviendrait peut être, c’est que nous ne pouvons oublier qu’entraîné par les idées d’un homme d’une grande valeur et d’une excessive véhémence intellectuelle — Léon Tolstoï — nous avons cru possible une conciliation de l’anarchisme avec un certain christianisme épuré. Tolstoï a d’ailleurs trop contribué en un temps à notre émancipation intellectuelle pour que nous ne le reconnaissions pas ici même.
Nul ne niera que le puissant écrivain russe se soit montré profondément anarchiste en appelant l’attention sur l’importance de la responsabilité personnelle dans l’œuvre de la libération collective. Le « salut est en nous » rien de plus exact, et esclave est qui le cherche ailleurs. Mais, en fin de compte, où donc aboutit Tolstoï, après avoir dépouillé le christianisme de son manteau de dogmes et de surnaturel ? Non seulement au mépris de l’amour de la femme, par exemple, au renoncement à l’intensité de la vie, mais encore à la théorie de la « non résistance au mal par la violence ». Loin de nous l’idée de méconnaître ou de diminuer la valeur de la « résistance passive », de l’opposition morale, persévérante, inlassable, lorsqu’elle se traduit par des actes isolés ou collectifs comme le refus du service militaire celui de participer à des fonctions administratives, à la fabrication d’objets inutiles au développement de l’homme : armes, imprimés rétrogrades, ornements d’église, uniformes de toute espèce, — ou bien l’abandon de la culture des champs appartenant aux gros propriétaires fonciers, du travail dans les usines ou ateliers patronaux, ou encore le refus de prendre part à la construction d’églises, casernes, prisons, etc. Cet appel à l’initiative consciente est anarchiste au plus haut point.
Mais les anarchistes entendent résister à l’oppression, à la tyrannie, aux autorités de toutes sortes, résister par la violence s’il le faut, même grâce à la ruse (qui est une forme de la résistance passive), c’est à dire selon les moyens à leur disposition. Qui donc les empêcherait de porter les premiers coups, le cas échéant. Décidément l’ « anarchisme chrétien », l’anarchisme non résistant est un non sens, un contre sens. Par tous les moyens, les anarchistes résistent, et, à ce malencontreux avis : ne « résistez pas au méchant », ils préféreraient adopter la fière devise qu’au temps des dragonnades, les héroïques emmurés de la tour de Constance tracèrent à l’aiguille sur la terrasse de leur donjon : Résistez.
V.
THE CHRISTIANS AND THE ANARCHISTS
_Primitive Christianity. — Jesus. — An Impassable Bridge. — Anarchism and Christianity Are Irreconcilable. — Tolstoy and the Idea of “Non-Resistance to Evil by Violence.” — Christian Anarchism. — Resist.
Is there any kind of relationship between Christianity and anarchism? Can they be reconciled? Can it be maintained that anarchists are what Christians would have become if, instead of crystallizing into formulas and rites, boundary posts, Christianity had followed its normal evolution?
No one intends to reconcile with socialism or anarchism the Christianity of today, the official Christianity of the churches, supporter of the strongbox and admirer of governmental violence. When we speak of anarchist, social, even revolutionary Christianity, we never hear of anything but “primitive Christianity.” The great difficulty is that for this period of Christian history, we have hardly any serious, convincing documents that we can believe. Documents only become historical at the time when the Christian movement has transformed itself into a religious organization, a church that claims to conquer the world, that aims at spiritual and temporal supremacy, thanks to a formidably arranged hierarchy. At that time, the church seems above all preoccupied with assimilating beliefs, pagan superstitions, in order to rally the last dissidences and its internal divisions serve as a cloak for political designs. The further back we go, the more we find ourselves reduced to conjectures, the more we find ourselves face to face with inconstant, elusive, contradictory legends; we do not even have any absolutely verifiable proof of the existence of the founder of Christianity, and his biographers are so busy making their own particular view triumph or favoring the ideas of the party they represent that it is difficult to find, under the varnish with which they cover his history, the real physiognomy of Jesus.
Jesus, of irregular birth (perhaps with Greek blood in his veins), seems to have had more resentment against the Jewish pseudo-believers than against the Roman oppressors of Judea. Nourished by the reading of the great Israelite prophets, mixed perhaps with a knowledge of Greek philosophy, surely nurtured from childhood on the Jewish apocalypses, it seems that he believed himself called to replace the prophets of old, so much so that before or instead of preaching revolt against foreigners, he advocated an internal revolution; we would say today that he appealed to education before appealing to revolution. Jesus still appears to us as a man of modest origin, raised by a carpenter or even on a farm, as the late E. Crosby would have it, but one whom the worries of an education that he owed to himself or of travels has removed from immediate contact with others. While sharing many superstitions and adopting the cosmogonic theories of his time, he seems to have possessed a high individual value and above all exercised a serious influence on those around him; he is depicted to us as endowed with much feeling, with a lively enthusiasm, freed from narrow conceptions, abhorring the mercantile spirit that made his compatriots so detestable.
Having found no echo among the well-off, apart from two or three liberal bourgeois or rabbis, Jesus went to recruit friends among the “tax collectors and people of ill repute,” the tramps, vagabonds, prostitutes and other people without confession, with whom mingled several of these Jews who awaited the coming of a Messiah who would deliver them from the yoke of the Caesarian legions. Jesus does not seem to have attached much importance to civil laws, such as property, and the episode of the two sisters whom he loved tenderly indicates free morals. In short, with his small group of unspeakable people and fanatics, he threw himself into an assault on Israelite ecclesiasticism, formalism and hypocrisy, a formidable fortress.
Like all religious reformers, he vehemently accused the practitioners of having perverted the primitive meaning of their religion, abandoned the inner life and replaced the spirit with the letter, the cold, sterile text, which withers and kills: their supposed austerity hid a brazen sensualism. And in opposition to the teaching of the rabbis, the official teaching, Jesus adopted one that must have had as its basis this advice: “If you do this or that, do it not because you have been told to do it, but because in your heart of hearts you find it good.” More novel than well understood, this teaching aroused attention and people crowded around the young propagandist, whose invectives against the powerful and the rich — let us not forget that Jesus was also a demagogue — flattered the ears of the disinherited who listened to him. The priests and the bourgeois must have been astounded by the audacity of such a character, of dubious morals, with even more dubious followers, who went around saying that it is to the inner person that one must look and not to his outward appearance, and who, moreover, had rebuked them quite sharply in several oppositional encounters. In the provinces, he must have had as much success as in Jerusalem; his simplicity was loved: a boat, a terrace, a mound served as his pulpit. Jesus, moreover, does not seem to have carried out unlimited propaganda: he was content to sow words and ideas: “Let he who has ears to hear hear”: the seed can fall on the side of the road where the birds will eat it, on the stony ground where the sun will dry it out, so much the worse! If it falls on good soil, it will produce a hundredfold. He must have been sympathetic because, not at all an ascetic, he ate and drank at crossroads, with all sorts of people; his conversation attracted: he spoke of fields, flowers, harvests, the starry sky… what a difference from the starchy sermons of the synagogue.
One of the beautiful features, an indelible feature of the character of Jesus, was his confidence in those who followed him, his patience with them. Courageously, he undertook their education, excusing their cowardice, their ignorance; their petty ambitions, their childish rivalries did not discourage him. Although his biographers pass quickly over these sides — the better ones — of his moral physiognomy, they stand out to such an extent that they mercilessly eclipse all the so-called miracles to which the evangelists give so much space. The result was that even though his followers did not understand him, they did not separate themselves from him, let us understand, until they were in danger.
One fine day, the inevitable crisis broke out. Intoxicated by enthusiasm, probably expecting a demostration in his favor and in the person of an extra-human power, Jesus went up to Jerusalem at the time of the Easter celebrations, when the city was overflowing with Israelites who had come from all parts of the Roman Empire. He went to the Temple, haranguing, discussing, provoking tumult. A good opportunity to get rid of the importunate and the unfortunate consequences that his fiery speeches could have had. Having heard of it, it seems that Jesus hid with some friends; perhaps betrayed, he was quickly discovered, apprehended, arrested and the Roman and Jewish authorities immediately agreed to have him killed. He suffered his fate with a certain weakness, probably due to the fall of his hopes in an intervention of the divinity and also to the abandonment of his disciples, who had gone astray. Moreover, to strike them and prevent them from making a prophet of him, care had been taken to ridicule their leader and inflict on him a punishment usually reserved for criminals.
Exemple point neuf, far from bringing down his people, the torture of their friend revived their courage, electrified them. Dazzled by the influence he had exercised on them during his lifetime, an influence that their pitiful conduct still increased, they found themselves assembled, regained courage and assurance. Christianity was born.
This is most probably what Christianity was at its origin: it is confused with the personality of its initiator. That Jesus was a revolutionary, an anarchist in the sense that he repudiated or fought the authority of the priests, hypocritical and official morality, written and imposed law, one can admit it, but by pointing that out in his historical existence matters little in itself. The interesting fact — and although for our part we think that Jesus lived — is that at a given moment in history, in Asia Minor, men met who created such a typical individual. We have personally heard very liberal Protestants declare that Jesus was an ideal imagined by the human soul to respond to its inner aspirations.
What makes it difficult to determine exactly the social character of “primitive Christianity” is that immediately after the presumed or real death of its initiator, it came under the influence of a highly educated man, a Jew by birth, a Greek by education, a dialectician of the first order, a debater in the first rank, a visionary enthusiast and a consummate organizer, who soon transformed it into a universal religion and led it towards Catholicism, — we are talking about Saul of Tarsus, otherwise known as Saint Paul. Brought to Christianity in strange circumstances, under the influence of a mystical hallucination, he traveled the Roman world presenting Jesus to some as the unknown “God;” to others — the Israelites and the Judaizers — as a sort of theological thesis.
The torture of the Galilean agitator became the ransom of humanity separated from “God” by original sin; the blood shed on Mount Golgotha, symbolized the last and supreme sacrifice demanded by the implacable justice of Jehovah; later, Jesus rose to the rank of Anointed of the Lord, of Christ, of Son of God… to the point of being a person of God himself. Christian communities were established everywhere; mystics got involved; in the face of such success, the Greeks of Alexandria tried to reconcile Christianity with their philosophical ideas: Jesus became the incarnation of the Word, of the Logos, of Reason. Let us stop, we would drown in the waves of a bottomless mysticism.
Two principles corrupted Christianity at its origin: its hatred, not of the world, but of life, and its blind submission to the so-called will of “God.” “Thy will be done,” cried Jesus in the Garden of Gethsemane: this is the unbridgeable abyss that will always distance Christians from the men of initiative, the independent, the recalcitrant, the rebellious. In vain will we torture the texts to cast them like a bridge: the bridge will collapse. We do not want a supernatural being who knows the number of hairs on our head, but denies us the right to dispose of ourselves: if such a Being existed somewhere in the Universe our first, our most imperative duty would be to rebel against him. No masters, no gods whose image they reflect. The position of the man on his knees is the attitude of a slave!
And then, if Christianity was worthwhile for its time, if at one time in the history of humanity it played a role, let us admit a liberating role, its past merits will not be able to make us forget all the harm it inflicted on independent thinkers, on lovers of life. We still seem to see the flames of the pyres glowing and hear the cries of despair rising from the depths of the dungeons of the Catholic, Greek and Protestant inquisitions. Torquemada, Calvin, Luther, Henry VIII, Loyola, the Holy Office and the Russian Holy Synod, the Anglican dragonnades, the booted missionaries.
“… You know the tree by its fruits”, the fruits, there they are; certainly, they are bitter. Still fruits of Christianity, rotten fruits, this pietism, these mummeries, this morality, all this Protestant hypocrisy, which considers only appearance, which looks only at respectability, which wants to mutilate the individual under the pretext of freeing him from the healthy passions that are his life and only succeeds in making him a deviant, unhealthy, vicious being.
If we insist more than is perhaps appropriate, it is because we cannot forget that, carried away by the ideas of a man of great value and excessive intellectual vehemence — Leo Tolstoy — we believed it possible to reconcile anarchism with a certain purified Christianity. Tolstoy, moreover, contributed too much at one time to our intellectual emancipation for us not to recognize him here.
No one will deny that the powerful Russian writer showed himself to be profoundly anarchistic in calling attention to the importance of personal responsibility in the work of collective liberation. “Salvation is within us.” — Nothing could be more exact, and he is a slave who seeks it elsewhere. But, in the end, where does Tolstoy end up, after having stripped Christianity of its cloak of dogmas and the supernatural? Not only in contempt for the love of women, for example, in the renunciation of the intensity of life, but also in the theory of “non-resistance to evil by violence.” Far be it from us to ignore or diminish the value of “passive resistance,” of moral, perseverance, tireless opposition, when it is expressed by isolated or collective acts such as the refusal of military service, the refusal to participate in administrative functions, the manufacture of objects useless to the development of man: weapons, retrograde printed matter, church ornaments, uniforms of all kinds, — or the abandonment of the cultivation of fields belonging to large landowners, of work in factories or employers’ workshops, or the refusal to take part in the construction of churches, barracks, prisons, etc. This call for conscious initiative is anarchist in the highest degree.
But anarchists intend to resist oppression, tyranny, authorities of all kinds, to resist by violence if necessary, even by trickery (which is a form of passive resistance), that is to say according to the means at their disposal. Who would prevent them from striking the first blows, if necessary? Decidedly, “Christian anarchism,” non-resistant anarchism is nonsense, a contradiction. By all means, anarchists resist, and, to this unfortunate advice: do not “resist the wicked,” they would prefer to adopt the proud motto that at the time of the dragonnades, the heroic immured of the tower of Constance traced with a needle on the terrace of their dungeon: Resist.
VI
L’ANARCHISTE ENVISAGÉ COMME RÉAGISSANT CONTRE LA SOCIÉTÉ
L’anarchisme comme vie et comme activité. —— La réaction au sein ou milieu. — pas de lutte, pas de vie. — Attitude de l’anarchiste dans la société actuelle.
Parce que l’anarchisme n’est pas uniquement une philosophie, un système, une méthode, une attitude, parce qu’il est en outre et par dessus tout une vie et une activité, l’anarchiste se trouve immédiatement en contradiction, en opposition avec le milieu et cela, violemment, quoi qu’il fasse. Les systèmes de croyances, les méthodes de conviction, les programmes de toute espèce entre lesquels se partagent les hommes, n’exigent pas, exceptions à part, que leurs fidèles ou leurs adhérents prennent une position aussi tranchée ; les uns n’affectent que l’intellect et leur action n’a aucune répercussion dans la vie quotidienne; les autres reculent à une très longue échéance l’exaucement ou l’accomplissement de leurs vœux : le Paradis resplendit dans l’au-delà, les justes et équitables voix se promulgueront demain, durant la prochaine législature ou quand le ministère sera tombé, la République sociale, la Société Future, l’organisation collectiviste ou communiste mondiale se vérifieront ou se réaliseront, qui sait quand.
Le rejet, sincère, de toute autorité extérieure, de toute exploitation, pose un problème qu’il faut résoudre tous les jours, à toutes les heures, à moins de se laisser entraîner par le courant des compromissions, perdre toute volonté de résister à l’oppression ou vivre en perpétuelle contradiction avec ses convictions.
La réaction au sein du milieu ou la rupture d’équilibre en un milieu donné constitue très probablement la forme élémentaire de la vie, dans tous les cas sa manifestation incontestable. Dans un milieu donné, répétons-nous, que nous supposerons idéalement uniforme, apparait un bouillonnement, une agitation, une fermentation. C’est un signe de réaction, le symptôme d’une forme de vie autre que celle du milieu: il y a rupture d’équilibre. Or, cette vie s’affirmera dans et par la lutte qui va désormais se livrer entre l’ambiance réfractaire, apathique, et cette activité nouvelle. Ne l’oublions pas, en effet, vivre c’est combattre, c’est batailler, c’est s’affirmer et où la lutte cesse, la vie et le mouvement cessent aussi. Personne plus que nous ne regrettera la peine causée par pareille constatation aux visionnaires, aux rêveurs, aux bâtisseurs d’utopies : la lutte peut prendre fin — et c’est là seulement où les harmonistes ont raison — sur le terrain économique, elle ne sera jamais achevée sur le terrain intellectuel, sur celui des relations sociales entre les hommes.
Non seulement, il restera à déchiffrer « les énigmes de l’univers », à arracher au Sphinx, bride par bride, les mots qui livreront la clé de l’inconnu, et qui sait, le secret de « l’inconnaissable » cosmique, mais encore, faudra-t-il établir la comparaison, le renouvellement, la variation des passions raisonnées, des émotions du sentiment, des sensations intensément réfléchies et des mille expériences de la vie. Enfin, se présentera un champ de développement et d’activité individuels dont nous ne pouvons nous faire qu’une piètre idée et qui exigera des hommes autres que nous sommes.
Dans tous les temps et dans tous les domaines des activités humaines, nulle affirmation nouvelle ne s’est produite sans réaction violente contre l’environnement réfractaire, contre le fait acquis. Galilée présente un nouveau système cosmographique dans un milieu scientifique où sont tenus encore comme immuables et la fixité des étoiles et la rotation du soleil autour de la terre : réaction contre le fait acquis scientifique. Michel Servet, dans un milieu chrétien orthodoxe raille, point méchamment, le dogme de la Trinité : réaction contre le fait acquis religieux.
Dans un milieu d’ouvriers habitués à accepter comme paroles d’évangile les conditions de travail imposées par le patronat tout puissant, parait un agitateur qui parle de les discuter ou qui fait ressortir quel intérêt il y aurait pour tous à ce que champs, usines, ateliers soient exploités par tous et dans l’intérêt commun, sous un régime de libre entente : réaction contre le fait acquis économique. Dans une caserne où les soldats sont entraînés automatiquement à subir rudesses ou insultes de leurs supérieurs parait un antimilitariste qui conseille la désertion ou l’emploi des armes pour mettre à la raison les insulteurs : réaction contre le fait acquis discipline.
On pourrait multiplier les exemples : c’est inutile. Tout milieu constitue une force d’inertie, de conservation, une réserve de stagnation qui s’oppose instinctivement, pour ainsi dire, à n’importe quelle tentative novatrice. Tout milieu abhorre d’être dérangé dans sa lente décomposition, car qui dit inertie, stagnation, immobilité sous-entend décomposition. Malheur à ceux qui troublent sa quiétude, qui se mêlent d’entraver ou de précipiter la marche de son anéantissement graduel : toutes les énergies latentes, secouées, excitées, irritées, se retrouveront pour s’efforcer d’engluer, d’étouffer, d’absorber l’impudent trouble-fête.
L’anarchiste réagira ou périra. Point d’issue. Ou il résistera, ou bien il sera englouti. Ou sa voix et ses gestes retentiront, s’affirmeront, détonneront ou bien sa voix s’éteindra dans le brouhaha commun et il accomplira les gestes de tout le monde. Ou, comme tout le monde, il acceptera bénévolement le soi-disant contrat social et la soi-disant solidarité universelle imposés par la force des habitudes et la violence des dirigeants, ou bien, se rebellant, il défendra et soutiendra son droit individuel à la négation de ces soi-disants contrats de solidarité. Ou il ne sera qu’un numéro, qu’un matricule, enrégimenté dans la masse, sans initiative, sans volonté ou bien il s’efforcera d’être soi-même, de disposer de son sort. Et parce qu’il rejettera la solidarité universelle, il sera normalement amené à accomplir des actes ou des gestes que ne saurait admettre ou que réprouvera le contact social. L’état de réaction ne se maintient qu’autant que la lutte perdure; dès que l’état de lutte cesse, la réaction disparait.
La question qu’un anarchiste pourrait avoir le moindre intérêt à la perpétuation de la société ne se pose même pas. Ou la société est « mal faite », ou bien elle fonctionne du mieux qu’il est possible. Si son fonctionnement est le meilleur qu’on puisse appliquer, si elle répond, lecteur, à vos aspirations, vous seriez le dernier des sots et le prince des niais de la combattre. Si elle est « mal faite », vos mouvements ne pourront avoir normalement d’autre dessein que de la détruire, en profitant des moyens mis par les circonstances de votre ingéniosité â votre disposition : tantôt force, tantôt ruse. — L’anarchiste a tout intérêt à voir se hâter, s’accélérer, se précipiter la décomposition du milieu, en l’espèce la société actuelle, et son rôle naturel c’est de jouer en son sein le rôle d’un ferment destructeur : n’importe quel régime ou combinaison la remplaçant qui ne saurait être pire, au point de vue anarchiste.
L’anarchiste ne se retire pas du monde, comme les ermites des premiers siècles, du christianisme : c’est dans le monde, qu’il affirmera son existence, qu’il tentera de vivre sa vie. Il ne piétinera pas sur place, attendant avant de risquer un pas de plus sous l’orme de demain ou du devenir que la multitude des arriérés vienne le rejoindre. Piétiner, c’est reculer, c’est avoir perdu la bataille, c’est s’avouer vaincu. L’anarchiste se rend parfaitement compte qu’une grande partie de ses semblables appartient intellectuellement ou moralement à des espèces qui ont « fait leur temps », inaptes psychologiquement à la conception et à la réalisation d’une vie libre ? Il ne s’attardera pas, disons-nous, dans les pièges d’une sensiblerie inexcusable : quel leurre pitoyable, quel mensonge que cet amour qui embrasse tout le genre humain et qui, mis à l’épreuve, n’aime personne. Plus modeste, plus pratique, plus sincère aussi, l’anarchiste lui, se contente de demeurer attaché à ses camarades de vie, d’initiative et de réaction destructive.
VI
THE ANARCHIST REGARDED AS REACTING AGAINST SOCIETY
_Anarchism as life and activity. —— Reaction within or among. — no struggle, no life. — Attitude of the anarchist in present-day society.
Because anarchism is not only a philosophy, a system, a method, an attitude, because it is also and above all a life and an activity, the anarchist finds himself immediately in contradiction, in opposition to the milieu and this, violently, whatever he does. The systems of beliefs, the methods of conviction, the programs of all kinds between which men are divided, do not require, exceptions aside, that their faithful or their adherents take such a clear-cut position; some only affect the intellect and their action has no repercussions in daily life; others postpone the fulfillment or accomplishment of their wishes to a very distant time: Paradise shines in the beyond, the just and equitable voices will be promulgated tomorrow, during the next legislature or when the ministry has fallen, when the social Republic, the Future Society, the world collectivist or communist organization will be verified or realized, who knows when.
The sincere rejection of all external authority, of all exploitation, poses a problem that must be resolved every day, at all hours, unless we allow ourselves to be carried away by the current of compromise, lose all will to resist oppression or live in perpetual contradiction with our own convictions.
The reaction within the milieu or the disruption of equilibrium in a given milieu most probably constitutes the elementary form of life, in any case its incontestable manifestation. In a given milieu, let us repeat, which we will assume to be ideally uniform, there appears a bubbling, an agitation, a fermentation. It is a sign of reaction, the symptom of a form of life other than that of the milieu: there is a disruption of equilibrium. Now, this life will assert itself in and through the struggle that will henceforth be waged between the refractory, apathetic milieu and this new activity. Let us not forget, in fact, that to live is to fight, it is to battle, it is to assert oneself and where the struggle ceases, life and movement also cease. No one will regret more than we the pain caused by such an observation to visionaries, dreamers, and builders of utopias: the struggle can end — and this is the only place where the harmonists are right — on the economic terrain, but it will never be finished on the intellectual terrain, on that of social relations between men.
Not only will it remain to decipher “the enigmas of the universe,” to wrest from the Sphinx, bit by bit, the words that will deliver the key to the unknown, and who knows, the secret of the cosmic “unknowable”, but it will also be necessary to establish the comparison, the renewal, the variation of reasoned passions, of the emotions of feeling, of intensely reflected sensations and of the thousand experiences of life. Finally, a field of individual development and activity will present itself, of which we can have only a poor idea and which will demand men other than ourselves.
At all times and in all areas of human activity, no new affirmation has occurred without a violent reaction against the refractory environment, against the established fact. Galileo presents a new cosmographic system in a scientific environment where the fixity of the stars and the rotation of the sun around the earth are still held to be immutable: a reaction against the established scientific fact. Michael Servetus, in an Orthodox Christian milieu, mocks, not maliciously, the dogma of the Trinity: a reaction against the established religious fact.
In a milieu of workers accustomed to accepting as gospel the working conditions imposed by the all-powerful employers, an agitator appears who speaks of discussing them or who points out what interest there would be for all in having fields, factories, workshops exploited by all and in the common interest, under a regime of free agreement: a reaction against the economic fact. In a barracks where soldiers are automatically trained to endure rudeness or insults from their superiors, an antimilitarist appears who advises desertion or the use of weapons to bring the insulters to reason: a reaction against the disciplinary fact.
We could multiply the examples: it is useless. Every milieu constitutes a force of inertia, of conservation, a reserve of stagnation that instinctively opposes, so to speak, any innovative attempt. Every milieu abhors being disturbed in its slow decomposition, because whoever says inertia, stagnation, immobility implies decomposition. Woe to those who disturb its tranquility, who try to hinder or hasten the march of its gradual annihilation: all the latent energies, shaken, excited, irritated, will find themselves trying to ensnare, stifle, absorb the impudent troublemaker.
The anarchist will react or perish. No way out. Either he will resist, or he will be swallowed up. Either his voice and his gestures will resound, assert themselves, detonate, or his voice will die out in the common hubbub and he will carry out everyone’s gestures. Either, like everyone else, he will voluntarily accept the so-called social contract and the so-called universal solidarity imposed by the force of habit and the violence of the leaders, or, rebelling, he will defend and support his individual right to the negation of these so-called solidarity contracts. Either he will be only a number, a registration, regimented in the mass, without initiative, without will, or he will strive to be himself, to dispose of his own fate. And because he will reject universal solidarity, he will normally be led to carry out acts or gestures that social contact cannot admit or that will disapprove. The state of reaction is maintained only as long as the struggle continues; as soon as the state of struggle ceases, the reaction disappears.
The question that an anarchist could have the slightest interest in the perpetuation of society does not even arise. Either society is “badly made,” or it functions as best as possible. If its functioning is the best that can be applied, if it responds, reader, to your aspirations, you would be the last of fools and the prince of simpletons to fight it. If it is “badly made,” your movements will normally have no other purpose than to destroy it, by taking advantage of the means placed by the circumstances of your ingenuity at your disposal: sometimes force, sometimes cunning. — The anarchist has every interest in seeing the decomposition of the milieu, in this case current society, hasten, accelerate, and precipitate, and his natural role is to play within it the role of a destructive ferment: any regime or combination replacing it could not be worse, from the anarchist point of view.
The anarchist does not withdraw from the world, like the hermits of the first centuries of Christianity: it is in the world that he will affirm his existence, that he will try to live his life. He will not mark time in place, waiting before risking another step under the elm of tomorrow or of the future for the multitude of the backward to come and join him. To mark time is to retreat, to have lost the battle, to admit defeat. The anarchist is perfectly aware that a large part of his fellow men belong intellectually or morally to species that have “had their day,” psychologically unfit for the conception and realization of a free life. He will not linger, we say, in the traps of an inexcusable sentimentality: what a pitiful deception, what a lie is this love that embraces the whole human race and which, put to the test, loves no one. More modest, more practical, more sincere too, the anarchist is content to remain attached to his comrades in life, initiative and destructive reaction.
VII
VOLONTÉ DE VIVRE ET VOLONTÉ DE SE REPRODUIRE
Volonté de vivre et lutte pour la vie. — Manifestations de la volonté de se reproduire. — L’individualiste est un type anormal. — La propagande. — L’individualiste bourgeois. — L’anarchiste-communiste.
L’anarchiste ne veut pas seulement vivre; il veut aussi se reproduire. Il n’est pas un « individualiste » au sens réel et profond du terme, il se trouble d’un propagandiste et d’un communiste.
Nous avons dit plus haut que l’apparition d’une réaction au sein d’un milieu constituait la manifestation incontestable d’une activité nouvelle. Autrement dit tout avènement d’une réaction en un milieu vivant, implique la volonté de vivre. Tous les êtres veulent vivre et luttent pour la vie: c’est ce qu’on appelle l’instinct de conservation. Un organisme qui refuserait de vouloir vivre, qui n’affirmerait pas sa « volonté de vivre » pourrait être à juste titre considéré comme un organisme dégénéré, malsain, anormal. Plus on monte dans l’échelle des organismes vivants et plus cette volonté de vivre se manifeste de façon plus complexe. Chez les humains, elle se montre sous une foule de formes, dont les détails varient en rapport des races et même des individus, selon que leur mentalité a atteint un certain niveau de développement.
Mais les organismes vivants, sains, non seulement veulent vivre, ils veulent encore se reproduire, c’est à dire perpétuer, conserver leur espèce. Nous n’en chercherons point les raisons profondes: ce livre n’est pas une thèse de biologie. Il s’agit d’une de ces tendances cosmiques fondamentales dont la répétition et la répercussion ne sont pas encore expliquées intégralement et qui ont place parmi les fondations du « ce qui est ». Nous nous contentons de constater, sans crainte d’être contredit, que tout organisme sain veut se reproduire : que l’organisme vivant qui ne veut pas se reproduire est assimilable à l’organisme qui ne veut pas vivre, qu’il est incomplet, malade ou corrompu.
« L’individualiste », autrement dit l’être qui ne vit que pour soi-même, qui veut vivre uniquement, est une erreur, n’existe pas normalement; il n’en est pas d’exemple, même dans les espèces les moins douées. Parmi les hommes, les individualistes les plus qualifiés ont cherché, sinon à se créer des disciples, à s’entourer d’un cénacle (et c’est encore à vérifier) en tous cas, à répandre leurs écrits, autrement dit à s’assurer une postérité intellectuelle. Qui cherche à s’assurer une postérité intellectuelle ou spirituelle manifeste sa volonté de se reproduire intellectuellement ou spirituellement. Or, chez les humains, si complexes, surtout chez ceux doués d’une activité cérébrale prononcée, la. volonté de se reproduire génésiquement se double de la volonté de se reproduire intellectuellement, qui souvent surpasse la première. Et de même que les conditions de notre nature entourent de jouissance voluptueuse, de satisfaction nerveuse irréfléchie, l’acte sexuel de reproduction, elles accompagnent de jouissances cérébrales, réfléchies, voluptueusement aiguës, l’acte de reproduction intellectuelle. Il y a analogie absolue. D’ailleurs que représentent, bien considérés, tous ces termes dont nous nous servons : intellectuel, cérébral, sexuel, génésique : des images, des illustrations, des balbutiements, très vraisemblablement des plans, des aspects d’une même raison d’être, d’une même complexion dont les divergences proviennent de l’angle où nous nous plaçons pour envisager chacun d’eux.
Pourquoi les larmes de l’homme de science incompris ? Les lamentations de l’artiste méconnu ? Les soupirs de l’écrivain ignoré ? Les inquiétude du propagandiste délaissé ? Les angoisses du prophète méprisé ? Orgueil ? Ambition ? Plus que cela, des affirmations de leur volonté de se reproduire, de leur crainte de ne pas se survivre en d’autres êtres (1).
La « propagande » n’est pas autre chose que l’affirmation du désir normal de nous retrouver en autrui, de laisser une descendance qui nous continue ou nous complète, au moins en quelques points, moralement ou intellectuellement; de nous entourer d’une ambiance de vibrations sympathiques à nos aspirations, à nos tendances. Elle est la résultante logique de notre fonction d’êtres sociables.
Nous nous refusons à nous laisser qualifier d’individualiste. Le type réel de l’individualiste c’est « le bourgeois » qui garde par devers lui les moyens qui l’ont fait parvenir à une vie inutile et parasitaire, qui ne se sent pas d’aise à l’ouïe de la ruine d’un concurrent, qui cherche à maintenir l’existence d’une société qui lui procure tout un luxe de superfluités et d’artificielles surabondances. L’anarchiste répand, diffuse ses idées. Il ne se contente pas d’être un individu fort, bon, énergiquement conscient, mais c’est dans les milieux même que les bourgeois considèrent comme taillables et corvéables à merci et qu’ils ont déclarés réfractaires à tout développement de l’initiative individuelle qu’en le rencontre, propageant son dégoût et sa haine de la société actuelle, ébranlant, sapant les préjugés et la peur de la vie, s’efforçant d’arracher, d’extirper des cerveaux le respect des choses établies, le culte du qu’en dira-t-on. Pourquoi les incompréhensions ou les apparences d’un succès feraient-elles renoncer l’anarchiste à sa propagande ? Sait-il jamais à qui il a à faire et si les circonstances d’atavisme, d’éducation, les péripéties de la vie n’ont pas fait de qui l’écoute un terrain merveilleusement propre à l’éclosion de la semence qu’il jette.
Nous nous proclamons volontiers « anarchiste-communiste ». L’anarchiste aspire à la vie en commun avec ses camarades, rebelles et réfractaires conscients à toutes les formes de l’autorité et de l’exploitation. L’anarchiste ne nourrit pas la moindre idée de groupements où les faibles seraient les serviteurs des forts, les moins intelligents dominés par les plus rusés, comme nous le verrons plus loin. Loyalement, il se rend compte qu’il ignore si le communisme, mise de toutes choses en commun, répond à la mentalité de tous les êtres ou s’ils sont aptes à la conception, à la réalisation d’une telle vie. Il laisse aux communistes anarchisants, fils du socialisme, l’idée d‘un communisme mondial, amour-universel. Tout ce qu’il peut affirmer, c’est qu’à l’heure où il en parle, l’anarchisme communiste est la conception qui satisfait le mieux sa raison, son sentiment, qui répond le plus exactement à son entendement. De même qu’il repousse l’idée de solidarité imposée, il ne saurait comprendre le communisme autrement que pratiqué volontairement et non imposé, réalisé en entière connaissance de cause par tous ceux qui se sentent appelés à le mettre en pratique.
Point de transformation économique véritable sans individus transformés de pensée et de sentiments. Point d’édifice social solide sans pierres neuves; on ne construira jamais rien de sérieux avec les gravats et les décombres de la société actuelle, même empilés de force. Les anarchistes ne veulent faire de communisme qu’avec les individus aptes à faire l’effort pour le vivre.
(l) On nous objecte les ermites et les dégoûtés qui se suicident. Les ermites absolus sont des types anormaux : les autres étudiaient, travaillaient, rassemblaient des disciples autour deux. Pour ceux qui se suicident : Ou ce sont des individus ayant perdu le goût de la vie (anormaux encore) — ou ne possédant aucun ressort intérieur (ne nous intéressant pas) — ou encore victimes de maladies incurables, tantôt les empêchant d’exister intellectuellement, tantôt leur infligeant d’intolérables souffrances. Dans ce dernier cas, le suicide pourrait être considéré comme une manifestation suprême de la volonté et certains anarchistes ne renonceraient pas à la vie sans tenter un geste d’énergie en rapport avec la cause de l’affection qui les pousse à se détruire. « Tant que son cœur bat, tant que sa chair palpite, Il est inadmissible qu’un être doué de volonté laisse en lui place au désespoir. »
VII
WILL TO LIVE AND WILL TO REPRODUCE
Will to live and the struggle for life. — Manifestations of the will to reproduce. — The individualist is an abnormal type. — Propaganda. — The bourgeois individualist. — The anarchist-communist.
The anarchist does not only want to live; he also wants to reproduce. He is not an “individualist” in the real and profound sense of the term; he gets confused with a propagandist and a communist.
We have said above that the appearance of a reaction within a milieu constitutes the incontestable manifestation of a new activity. In other words, any advent of a reaction in a living milieu implies the will to live. All beings want to live and fight for life: this is what we call the instinct of preservation. An organism that refused to want to live, which would not affirm its “will to live,” could rightly be considered as a degenerate, unhealthy, abnormal organism. The higher one goes on the scale of living organisms, the more this will to live manifests itself in a more complex way. In humans, it shows itself in a host of forms, the details of which vary in relation to races and even individuals, according to whether their mentality has reached a certain level of development.
But healthy living organisms not only want to live, they also want to reproduce, that is to say, to perpetuate and preserve their species. We will not seek the deep reasons for this: this book is not a thesis in biology. It is one of those fundamental cosmic tendencies whose repetition and repercussions have not yet been fully explained and which have a place among the foundations of “what is.” We are content to note, without fear of being contradicted, that every healthy organism wants to reproduce: that the living organism that does not want to reproduce is comparable to the organism that does not want to live, that it is incomplete, sick or corrupt.
“The individualist,” in other words the being who lives only for himself, who wants to live uniquely, is an error, does not normally exist; there is no example of him, even in the least gifted species. Among men, the most qualified individualists have sought, if not to create disciples for themselves, to surround themselves with a coterie (and this is still to be verified) in any case, to spread their writings, in other words to ensure an intellectual posterity. Whoever seeks to ensure an intellectual or spiritual posterity manifests his will to reproduce himself intellectually or spiritually. Now, in humans, who so complex, especially in those endowed with a pronounced cerebral activity, the will to reproduce genetically is doubled by the will to reproduce intellectually, which often surpasses the first. And just as the conditions of our nature surround with voluptuous enjoyment, with unthinking nervous satisfaction, the sexual act of reproduction, they accompany with cerebral enjoyments, reflected, voluptuously acute, the act of intellectual reproduction. There is an absolute analogy. Besides, what do all these terms that we use represent, when well considered — intellectual, cerebral, sexual, genetic — images, illustrations, stammerings, very probably plans, aspects of the same reason for being, of the same complexion whose divergences come from the angle from which we place ourselves to consider each of them.
Why the tears of the misunderstood scientist? The lamentations of the unsung artist? The sighs of the ignored writer? The worries of the neglected propagandist? The anguish of the despised prophet? Pride? Ambition? More than that, affirmations of their will to reproduce themselves, of their fear of not surviving in other beings (1).
“Propaganda” is nothing other than the affirmation of the normal desire to find ourselves in others, to leave a lineage that continues or completes us, at least in some points, morally or intellectually; to surround ourselves with an atmosphere of vibrations sympathetic to our aspirations, to our tendencies. It is the logical result of our function as sociable beings.
We refuse to be called individualists. The real type of individualist is the “bourgeois” who keeps to himself the means that have brought him to a useless and parasitic life, who does not feel comfortable hearing the ruin of a competitor, who seeks to maintain the existence of a society that provides him with a whole luxury of superfluities and artificial superabundances. The anarchist spreads, diffuses his ideas. He is not content with being a strong, good, energetically conscious individual, but it is in the very circles that the bourgeoisie consider as taxable and subject to forced labor at will and that they have declared resistant to any development of individual initiative that they encounter him, spreading their disgust and hatred of present-day society, shaking, undermining prejudices and the fear of life, striving to tear away, to eradicate from the minds the respect for established things, the cult of what people will say. Why should misunderstandings or the appearances of success make the anarchist give up his propaganda? Does he ever know with whom he is dealing and whether the circumstances of atavism, of education, the vicissitudes of life have not made of those who listen to him a wonderfully suitable ground for the hatching of the seed that he casts.
We willingly proclaim ourselves “anarchist-communist”. The anarchist aspires to life in common with his comrades, rebels and conscious resisters of all forms of authority and exploitation. The anarchist does not entertain the slightest idea of groupings where the weak would be the servants of the strong, the less intelligent dominated by the most cunning, as we will see later. Loyally, he realizes that he does not know whether communism, putting all things in common, corresponds to the mentality of all beings or whether they are capable of the conception, the realization of such a life. He leaves to the anarchist communists, sons of socialism, the idea of a world communism, universal love. All he can affirm is that at the time he speaks of it, communist anarchism is the conception which best satisfies his reason, his feeling, which corresponds most exactly to his understanding. Just as he rejects the idea of imposed solidarity, he cannot understand communism in any other way than as practiced voluntarily and not imposed, carried out with full knowledge of the facts by all those who feel called to put it into practice.
There can be no real economic transformation without individuals transformed in thought and feeling. There can be no solid social edifice without new stones; nothing serious will ever be built with the rubble and debris of today’s society, even if piled up by force. Anarchists only want to make communism with individuals capable of making the effort to live it.
Notes:
[1] It is objected that there are hermits and disgusted people who commit suicide. Absolute hermits are abnormal types: the others studied, worked, gathered disciples around them. As for those who commit suicide, either they are individuals who have lost the taste for life (abnormal again) — or who do not possess any inner drive (not interesting to us) — or are victims of incurable illnesses, sometimes preventing them from existing intellectually, sometimes inflicting intolerable suffering on them. In the latter case, suicide could be considered a supreme manifestation of the will and certain anarchists would not renounce life without attempting a gesture of energy in relation to the cause of the affection which pushes them to destroy themselves. “As long as his heart beats, as long as his flesh palpitates, It is inadmissible that a being endowed with will should leave room in him for despair.”
VIII
L’EFFORT ET LA JOIE DE VIVRE
Idée de l’effort. — Les parasites. — Les inaptes à l’effort. — La vie belle à vivre individuellement. — L’éducation de la volonté. — Us et non abus. — La joie de vivre.
Si la manifestation perceptible de la vie consiste en une rupture d’équilibre au sein d’un milieu donné, la naissance de toute activité nouvelle implique en même temps un effort, une énergie. Toute réaction contre la puissance conservatrice et la tendance à l’immobilité d’un milieu quelconque constitue un effort. L’histoire de la sélection des espèces nous confirme non seulement cette constatation banale que les mieux doués et les plus aptes subsistèrent, détruisant, remplaçant les espèces moins préparées ou moins équipées pour la lutte pour l’existence et pour la perpétuation de leur propre espèce. Elle nous enseigne encore que si des races survécurent et se propagèrent, c’est grâce à un effort continu, un effort de résistance, d’assimilation et d’absorption, effort à peu près inconscient dans les organismes inférieurs, mais qui tend à prendre de plus en plus conscience de sa ténacité dès qu’on atteint l’homme, le type cérébralement le plus parfait et le mieux doué des vertébrés, jusqu’à devenir pleinement volontaire chez certains êtres humains.
De quelle définition est susceptible l’effort considéré comme une faculté inhérente à l’individu, de celle-ci : qu’il est la mise en pratique de la volonté. La volonté de vivre et la volonté de se reproduire seraient insuffisantes si elles ne s’accompagnaient pas d’une manifestation dynamique tendant à en faire des réalités. Or, c’est cette manifestation même qui est l’effort.
Pour nous placer sur un terrain qui nous convient davantage, nous prendrons quelques exemples typiques.
Dans un milieu où l’éducation donnée par l’État tend à infuser dans les cerveaux le respect des institutions établies et le culte des faits acquis tout individu qui vit en dehors de cette conception accomplit un effort; il pourrait uniquement vouloir vivre en dehors des conventions établies et en demeurer là : l’effort ne serait qu’en puissance; c’est seulement au moment où il passe de la théorie à la pratique que l’effort se manifeste. Dans un milieu artistique où les procédés de peinture classique jouissent de l’admiration et bénéficient de la considération générale, un impressionniste survient qui s’efforce de donner corps à une tendance nouvelle : Ou sa conception demeure en son cerveau sans se manifester extérieurement et l’effort n’a pas lieu, ou bien il traduit concrètement, entre en lutte avec le milieu artistique dont s’agit et produit des œuvres, gestes de résistance, l’effort a lieu.
Au cours d’une excursion, un touriste aperçoit un site enchanteur et après réflexion décide d’y édifier sa demeure, il s’en suit toute une série d’actes secondaires, achat du terrain, transport de matériaux, etc., mais l’effort n’est accompli qu’au moment où, toute neuve, la maison s’élève.
Nous rencontrons sur la route‘ de la vie deux sortes d’individus qui rejettent l’effort, ceux-ci parce qu’ils y trouvent leur intérêt, ceux-là parce qu’ils n’y sont point aptes. Les premiers, ce sont les « parasites», ceux qui ne travaillent pas, c’est à dire au sens où nous l’entendons, ceux qui veulent vivre en profitant de l’effort d’autrui, non point tant à cause de leur inaptitude à l’effort que parce qu’ils trouvent plus commode, moins fatigant de se laisser bercer par le flot du « far niente » de suivre l’ornière ou d’exister sur le compte des expériences d’autrui. Le parasite, ce n’est pas uniquement le rentier, détacheur de coupons, ou l’héritier fortuné : on le rencontre à tous les étages de la vie et dans tous les domaines de l’activité des hommes. Il opère dans tous les milieux. Protée aux formes changeantes, il se nomme de mille noms divers: il est poète, artiste, propagandiste, ouvrier sans travail, travailleur intéressant et laborieux s’il le faut. Il est parfois des plus difficiles à démasquer, il n’est pas rare de le rencontrer, vêtu de la cotte du manuel et les mains calleuses. Avec beaucoup d’habileté, on parvient cependant à le reconnaître : son œuvre est du démarquage, sa propagande une réédition de lieux-communs, et s’il exploite les milieux avancés, ses traits enflammés contre la société sonnent d’autant plus creux que chez le camarade où il gîte, la table est Bien garnie et le lit confortable. Le parasite, c’est aussi — ne l’oublions pas — le prolétaire qui profite des efforts faits par d’autres pour améliorer son sort, en se gardant bien de prendre part à la lutte.
Parasites, nous l’avouons, nous le sommes tous quelque peu. Nous profitons des acquisitions de nos devanciers, nous passons par les brèches qu’ils ont ouvertes, nous nourrissons nos cerveaux de leurs idées. Si nous nous en tenons là, nous ne sommes en effet que de vulgaires parasites, nous nous alimentons de leurs études et nous ferions mieux de nous blottir au fond de quelque cul de sac que d’aller colporter, comme étant de notre cru, ce qu’ils ont dit avant nous et mieux que nous. Ce n’est que si nous allons plus loin, si, à nos risques et périls, nous les continuons, nous servant de leurs travaux et de leurs résultats comme de jalons menant à de nouveaux combats et a de nouvelles expériences que nous cessons d’être des parasites pour vivre de notre propre vie et agir de notre propre initiative.
Les parasites abondent sur le terrain économique: Qui dira le nombre des ouvriers inutiles ? Est-ce que tous ceux qui acceptent et perpétuent — tout en les condamnant — les conditions d’existence de la société actuelle ne sont pas les pires d’entre les parasites, de ceux qui comprennent la nécessité de l’effort et le fuient par crainte des risques qu’il entraîne… Si bien que ceux-là même que ct l’ouvrier honnête et laborieux » toise avec mépris, ceux qui refusent, même inconsciemment, de se plier aux réglementations intellectuelles, morales, économiques qui régissent les collectivités — dussent-ils violemment rompre avec elles — ceux-là, parce que réfractaires apparaissent comme éminemment propres à l’effort, car la révolte, la rébellion, la vie hors-texte accompagnent toujours l’effort n’importe où se manifeste son énergie.
Une constatation douloureuse, c’est que tous ne sont pas actuellement aptes à l’effort, propres à jouer le rôle de révoltés ou de réfractaires. Le plus grand nombre des êtres humains qui peuplent la planète nous semblent même impropres à vivre d’une existence tant soit peu individuelle. C’est une conséquence de la manière dont s’opère la survivance des espèces : survivent les races ou les espèces aptes à surmonter les obstacles, à vaincre les résistances qui s’opposeraient à leur perpétuation ; ces races sont elles-mêmes entraînées, pour ainsi dire, par un petit nombre d’individus plus capables, c’est à dire doués‘ de certaines caractéristiques perfectionnées qui deviennent plus tard l’apanage de l’espèce ou de la race entière, transformée en une nouvelle espèce ou une nouvelle race. Le rebut, intransformé — espèce, race, individus — languit, s’étiole, dégénère et finit par périr ou s’annihiler, quand il n’est pas absorbé. Sur le plan où nous nous plaçons, force nous est de reconnaître que le plus grand nombre est inapte ou impropre à réaliser ou même à concevoir la vie hors autorité, hors exploitation, la vie hors les morales établies et hors les préjugés invétérés — la vie individuelle qui repousse toute contrainte parce qu’elle n’impose aux autres vies aucune contrainte — la vie qui se vit librement parce qu’elle n’enfreint pas la liberté de vivre d’autrui. Rechercher les causes de ces inaptitudes — influences d’hérédité, d’environnement, d’intérêts, d’éducation, manque des occasions propres à éveiller le besoin ou le désir d’une existence indépendante — rechercher ces causes, disons-nous, nous emporterait loin des limites de cet ouvrage. Savons-nous seulement si l’instinct de la vie libre git latent, subconscient, prêt à se manifester, chez tous les êtres ?
Tout ceci explique pourquoi l’anarchiste est amené en quelque sorte à se désintéresser des inaptes et des impropres à l’effort, étant entendu qu’il ne cesse, partout où il lui est loisible et de propager ses conceptions et de se donner en exemple, de faire œuvre de vie et de reproduction. Ce n’est point par manque de sentiment, c’est parce que l’effort se traduit par un geste ou un acte actuel, présent.
C’est actuellement que l’anarchiste veut vivre hors de l’autorité et de l’exploitation, c’est présentement qu’il tente l’effort pour y parvenir. Quelle théorie expliquerait — nous avons déjà posé la question — qu’il attendit ceux qui ne veulent pas accomplir l’effort ou se fient sur d’autres pour l’accomplir. Tous les hommes, religieux, légalitaires, socialistes — comptent sur quelqu’un d’autre qu’eux pour tenter l’effort — sur leurs prêtres, sur leurs députés, sur leurs délégués — et ils voudraient en bénéficier. L’anarchiste passe son chemin et les laisse derrière lui. Quelle autre attitude pourrait-il adopter ?
On nous objecte que les efforts individuels ou les efforts combinés d’un petit nombre d’individus déterminés n’amènent pas grand résultat. Apparemment peut-être et encore c’est à discuter. En réalité, l’effort tenté ou accompli par un individu ou un petit nombre de personnes résolues a beaucoup plus de retentissement, d’effet réel, que celui d’une grande masse dont la majorité agit par entraînement irréfléchi, par imitation. Ceci sans compter que certaines mentalités trouvent dans l’accomplissement de l’effort en soi autant de satisfaction que dans ses résultats, c’est à dire que l’effort, les intéresse principalement et que le résultat ne leur devient qu’accessoire; les êtres qui vivent cette conception de l’effort pour l’effort ignorent le désespoir et demeurent insensibles au découragement, leur vie devient une succession d’efforts et si parfois, ils semblent succomber, ce n’est qu’une apparence. Bien vite, leur existence reprend son niveau et, reposés, ils retournent, vaillants et dispos, à la tentative d’un nouvel effort.
La vie ne peut paraître belle à vivre qu’il celui qui a accompli l’effort pour vivre sa vie. La vie n’est belle, d’ailleurs, que considérée individuellement. Il fait bon respirer l’air chargé des senteurs champêtres, grimper sur les escarpements des collines boisées, s’asseoir sur les bords du ruisseau qui murmure sa fraîche chanson, rêver sur la plage, nais c’est a condition de le ressentir, de l’éprouver par soi-même et non parce que c’est écrit en quelque guide de touristes. Nul ne trouve la vie détestable que ceux qui la perçoivent ä travers le prisme des conditions de vie de la société. Nul ne trouve la vie fade ou ennuyeuse que les apeurés de la vie : moralitéistes, hernutes, piétistes, mômiers et autres atrophiés.
Il fait bon vivre et vivre amplement, car la vie étriquée, bornée, rétrécie est un fardeau ou un esclavage, ses victimes en restent toujours à se demander si tel acte ou tel geste est permis ou défendu. L’anarchiste, l’endehors, apprécie la joie de vivre, la vie du cerveau, du sentiment, des sens, la vie des grandes cités ou des hameaux perdus. Il goûte à tout et rien ne le rebute que ce qui ne cadre pas avec son tempérament, son caractère, ses aspirations, sa soif des réalités.
Vivre la vie avec joie la vivre intensément n’implique pas lâcher la bride aux entraînements irréfléchis et à la licence irraisonnée. Rien n’est plus morose et plus terne qu’une vie ignorant le flux et le reflux des passions. Bien n’est plus déprimant, plus indigne d’un anarchiste que l’abandon, le laisser-aller nonchalant aux penchants et aux habitudes. On ne jouit bien que de ce que l’on peut apprécier et doser; là où ont disparu facultés de dosage et d’appréciation, là a disparu aussi la liberté. Quiconque se laisse mener par ses passions, ses habitudes, ses penchants en est le serviteur, le domestique : il est semblable au cavalier qui presse des éperons sa monture laquelle affolée, le mors aux dents l’entraine vers quelque abîme : en vain prétendrait-il arguer de son goût pour l’équitation, il ne convaincrait personne que de son goût à se faire casser la tête.
Là aussi, l’effort est nécessaire, un effort qui varie d’individu à individu. La jouissance vraie de la vie se résume en une question de capacité, d’aptitude, d’adaptation personnelles. C’est également une question de quantité et non de volume. Telle quantité ou telle forme de vie peut convenir à celui-ci et ne point convenir à celui-là. C’est enfin et surtout une question d’éducation de la volonté, car la volonté est susceptible d’éducation, d’évolution graduelle. Jouir de toutes choses, goûter à toutes choses, dans les limites de la puissance d’appréciation individuelle en demeurant en équilibre parfait, voilà l’idéal de la joie de vivre. Voir, pour ainsi dire, mille chevaux attelés à son char, sans que les rênes d’un seul vous échappent, voilà l’image de l’éducation de la volonté. Malheur à qui laisse fléchir l’équilibre de ses facultés, malheur à qui laisse tomber les rênes ! Malheur à lui et malheur aux autres, car il n’est pire soutien de la servitude que l’esclave. L’ivrogne cherche toujours à entraîner ses amis dans l’ivrognerie.
L’anarchiste aime la vie. Il n’est point un « abstinent » ni un « débauché ». L’abstinence est une marque de frayeur, un signe de défaut de discernement moral, comme la débauche est une preuve d’impuissance de la volonté, une constatation de dégénérescence morale. On pourrait volontiers le considérer comme un «tempérant n si, par là, on entend un individu sachant distinguer entre l’us et abus, et capable d’assez de volonté pour réfrêner ses désirs ou ses besoins dès que l’us menace de se transformer en abus.
La joie de Vivre! La vie est belle pour quiconque sort des frontières de l’existence conventionnelle, s’évade de l’enfer de l’industrialisme et du commercialisme, échappe à la fumée des i fabriques, à la puanteur des assommoirs. La vie est belle à vivre pour qui la mène insouciant des restrictions de la respectabilité, des craintes du qu’en dira-t-on ou des bavardages des commères. La vie est belle à vivre pour les anarchistes !
VIII
EFFORT AND THE JOY OF LIVING
Idea of effort. — Parasites. — Those unfit for effort. — The beautiful life to be lived individually. — The education of the will. — Use and not abuse. — The joy of living.
If the perceptible manifestation of life consists in a disruption of equilibrium within a given milieu, the birth of any new activity implies at the same time an effort, an energy. Any reaction against the conservative power and the tendency towards immobility of any milieu constitutes an effort. The history of the selection of species confirms to us not only this banal observation that the best endowed and the most capable survived, destroying, replacing the species less prepared or less equipped for the struggle for existence and for the perpetuation of their own species. It also teaches us that if races survived and propagated, it is thanks to a continuous effort, an effort of resistance, assimilation and absorption, an effort almost unconscious in the lower organisms, but which tends to become more and more conscious of its tenacity as soon as we reach man, the cerebrally most perfect and best endowed type of vertebrates, until it becomes fully voluntary in certain human beings.
The definition can be made of effort, considered as a faculty inherent in the individual, is this: that it is the putting into practice of the will. The will to live and the will to reproduce would be insufficient if they were not accompanied by a dynamic manifestation tending to make them realities. Now, it is this very manifestation that is effort.
To put ourselves on a more suitable ground, we will take some typical examples.
In an milieu where the education given by the State tends to infuse into the brains the respect for established institutions and the worship of acquired facts, any individual who lives outside this conception makes an effort; they could only want to live outside established conventions and remain there: the effort would only be in potential; it is only at the moment when he passes from theory to practice that the effort manifests itself. In an artistic milieu where the processes of classical painting enjoy admiration and benefit from general consideration, an impressionist appears who strives to give substance to a new tendency: Either their conception remains in their own brain, without manifesting itself externally, and the effort does not take place, or they translate it concretely, enter into struggle with the artistic mileu in question and produce works, gestures of resistance, and the effort takes place.
During an excursion, a tourist sees an enchanting site and after reflection decides to build his home there. A whole series of secondary acts follow, purchase of land, transport of materials, etc., but the effort is only accomplished when, brand new, the house rises.
We meet on the road of life two kinds of individuals who reject effort, some because they find the rejection in their interest, others because they are not fit for effort. The first are the “parasites,” those who do not work, that is to say, in the sense in which we understand it, those who want to live by profiting from the effort of others, not so much because of their inability to make an effort as because they find it more convenient, less tiring to let themselves be lulled by the flow of “far niente,” to follow the rut or to exist on account of the experiences of others. The parasite is not only the rentier, coupon detacher, or the wealthy heir: we meet him at all levels of life and in all areas of human activity. He operates in all milieus. A proteus with changing forms, he calls himself by a thousand different names: he is a poet, an artist, a propagandist, a worker without work, an interesting and hard-working worker if need be. He is sometimes very difficult to unmask and it is not rare to meet him, dressed in the manual worker’s coat and with calloused hands. With great skill, however, one manages to recognize him: his work is a demarcation, his propaganda a re-edition of commonplaces, and if he exploits advanced circles, his fiery attacks against society ring all the more hollow because, at the comrade’s place where he is staying, the table is well-stocked and the bed comfortable. The parasite is also — let us not forget — the proletarian who takes advantage of the efforts made by others to improve his lot, while taking care not to take part in the struggle.
Parasites, we admit, we are all parasites to some extent. We profit from the acquisitions of our predecessors, we pass through the breaches they have opened and we feed our brains with their ideas. If we stop there, we are in fact only vulgar parasites, we feed on their studies and we would do better to huddle at the bottom of some dead end than to go peddling, as our own, what they said before us and better than us. It is only if we go further, if, at our own risk and peril, we continue them, using their labors and their results as milestones leading to new battles and new experiences that we cease to be parasites in order to live our own lives and act on our own initiative.
Parasites abound in the economic field: Who will say the number of useless workers? Are not all those who accept and perpetuate — while condemning them — the conditions of existence of current society the worst of parasites, those who understand the necessity of effort and flee from it for fear of the risks it entails… So much so that those whom the “honest and hard-working worker” looks down on with contempt, those who refuse, even unconsciously, to comply with the intellectual, moral, economic regulations that govern communities — even if they have to violently break with them — those, because they are refractory, appear as eminently suited to effort, because revolt, rebellion, life outside the text always accompany effort wherever its energy is manifested.
A painful observation is that not everyone is currently capable of effort, capable of playing the role of rebel or refractory. The majority of human beings who populate the planet seem to us unfit to live even a somewhat individual existence. This is a consequence of the way in which the survival of species operates: the races or species capable of overcoming obstacles, of overcoming the resistance that would oppose their perpetuation survive; these races are themselves carried along, so to speak, by a small number of more capable individuals, individuals endowed with certain perfected characteristics, which later become the prerogative of the species or of the entire race, transformed into a new species or a new race. The rejected, untransformed — species, race, individual — languishes, withers, degenerates and ends up perishing or annihilating itself, when it is not absorbed. From the point of view that we are now considering, we are forced to recognize that the majority are incapable or unfit to realize or even to conceive of life outside authority, outside exploitation, life outside established morals and inveterate prejudices — the individual life that rejects all constraint because it imposes no constraint on other lives — the life that is lived freely because it does not infringe on the freedom of others to live. To seek the causes of these inabilities — influences of heredity, environment, interests, education, lack of opportunities to awaken the need or desire for an independent existence — to seek these causes, we say, would take us far beyond the limits of this work. Do we even know whether the instinct for free living lies latent, subconscious, ready to manifest itself, in all beings?
All this explains why the anarchist is led in some way to be disinterested in those who are unsuitable and unfit for effort, it being understood that they never cease, wherever they are able to propagate their ideas and to give themselves as an example, to do work of life and reproduction. This is not for lack of feeling, but because effort is translated by a gesture or an actual, present act.
It is now that the anarchist wants to live outside authority and exploitation, it is now that they are making the effort to achieve it. What theory would explain — we have already asked the question — that they wait for those who do not want to make the effort or rely on others to make it. All human beings, religious, legalistic, socialist — rely on someone other than themselves to make the effort — on their priests, on their deputies, on their delegates — and they would like to benefit from it. The anarchist goes on his way and leaves these others behind them. What other attitude could he adopt?
It is objected to us that individual efforts or the combined efforts of a small number of determined individuals do not bring about great results. Apparently, perhaps, and even then it is debatable. In reality, the effort attempted or accomplished by an individual or a small number of determined people has much more impact, real effect, than that of a large mass, the majority of whom acts by thoughtless training, by imitation. This without taking into account that certain mentalities find in the accomplishment of the effort in itself as much satisfaction as in its results; that is to say that the effort interests them principally and that the result becomes only accessory to them. The beings who live out this conception of effort for effort’s sake ignore despair and remain insensitive to discouragement, their life becomes a succession of efforts and if sometimes they seem to succumb, it is only an appearance. Very quickly, their existence resumes its level and, rested, they return, valiant and ready, to the attempt of a new effort.
Life can only seem beautiful to live to the one who has made the effort to live their life. Life is beautiful, moreover, only when considered individually. It is good to breathe the air laden with country scents, to climb the escarpments of wooded hills, to sit on the banks of the stream that murmurs its fresh song, to dream on the beach, but it is on condition of feeling it, of experiencing it for oneself and not because it is written in some tourist guide. No one finds life detestable except those who perceive it through the prism of the living conditions of society. No one finds life dull or boring except those who are afraid of life: moralityists, hernutes, pietists, mummers and other atrophied persons.
It is good to live and live fully, because the narrow, limited, constricted life is a burden or a slavery, and its victims always remain wondering if such an act or such a gesture is permitted or forbidden. The anarchist, the « en-dehors », appreciates the joy of living, the life of the brain, of feeling, of the senses, the life of large cities or lost hamlets. They taste everything and nothing repels them except that which does not fit with their temperament, their character, their aspirations, their thirst for realities.
To live life with joy, to live it intensely, does not imply giving free rein to thoughtless impulses and unreasonable license. Nothing is more morose and dull than a life that ignores the ebb and flow of the passions. Nothing is more depressing, more unworthy of an anarchist, than abandonment, nonchalant indulgence in inclinations and habits. One only enjoys well what they can appreciate and measure; where the faculties of measurement and appreciation have disappeared, freedom has disappeared there as well. Whoever lets themselves be led by their passions, their habits, their inclinations is their servant, their domestic: they are like the rider who presses their spurs on their mount, which, in a panic, with the bit in its teeth, drags them towards some abyss: in vain would they claim to argue their taste for horse riding; they would convince no one except of their taste for having their head broken.
Here too, effort is necessary, an effort that varies from individual to individual. The true enjoyment of life is summed up in a question of personal capacity, aptitude, adaptation. It is also a question of quantity and not of volume. A given quantity or form of life may suit one person and not suit another. It is finally and above all a question of the education of the will, because the will is susceptible to education, to gradual evolution. To enjoy all things, to taste all things, within the limits of the individual power of appreciation, while remaining in perfect balance, that is the ideal of the joy of living. To see, so to speak, a thousand horses harnessed to one’s chariot, without the reins of a single one escaping you, that is the image of the education of the will. Woe to the one who lets the balance of his faculties falter, woe to the one who lets the reins fall! Woe to them and woe to others, for there is no worse supporter of servitude than the slave. The drunkard always seeks to draw their friends into drunkenness.
The anarchist loves life. They are neither an “abstinent” nor a “debauched.” Abstinence is a mark of fear, a sign of a lack of moral discernment, just as debauchery is proof of the impotence of the will, a finding of moral degeneration. One could readily consider them a “temperate” if, by that, one means an individual who knows how to distinguish between use and abuse, and who is capable of enough will to restrain their desires or needs as soon as use threatens to turn into abuse.
The Joy of Living! Life is beautiful for anyone who steps outside the boundaries of conventional existence, escapes from the hell of industrialism and commercialism, escapes from the smoke of factories, from the stench of the slaughterhouses. Life is beautiful to live for those who live it heedless of the restrictions of respectability, of the fears of what people will say or the chatter of gossips. Life is beautiful to live for anarchists!
IX
L’ANARCHISTE ENVISAGÉ COMME RÉFRACTAIRE
L’anarchiste et la science. — L’anarchiste et l’amour. — Amour libre et liberté sexuelle. — L’anarchiste et la famille. — Emploi de la violence et usage de la ruse. — Syndiqué et non syndicaliste.
Nous avons vu successivement l’anarchiste en désaccord avec la société actuelle et sans aucune affinité avec ceux qui entendent la réformer, en réaction inévitable et constante contre le milieu, voulant être lui-même et par sa propagande en amener d’autres à la vie, aimant la vie vécue pour elle-même, pour les expériences qu’elle lui offre et, qui plus est, l’aimant intensément. Il a refusé de se laisser absorber par son environnement, il a échappé à l’engluement d’une solidarité fictive; il ne s’est pas conformé aux us et coutumes du milieu. C’est un réfractaire.
C’est un réfractaire à l’enseignement qu’à tous les degrés dispense l’État, nous l’avons déjà dit. Il n’entend pas plus s’agenouiller devant la science que devant la divinité; il sait fort bien qu’il n’est de science que parce qu’il existe un cerveau humain, que nombre de déductions scientifiques ne font que se conformer à la constitution de ce cerveau. La science, comme les autres branches de l’activité humaine, est faite pour servir l’homme et non pour l’asservir. Athée, l’anarchiste refuse de se laisser enrôler parmi les fidèles de la religion scientifique; il a horreur des solutions et des formules qui résolvent des problèmes que souvent nous posons mal; il sent qu’il n’y a point de honte à ignorer une foule de choses. Il n’est l’adversaire d’aucune conception philosophique pourvu qu’elle s’expose à la critique et repose sur une aspiration, une satisfaction, un raisonnement individuels. Il cherche, il examine, il discute, il adopte, en attendant mieux, la solution ou l’hypothèse qui lui permet de se développer avec le plus d’intégralité, quitte à l’abandonner dès que se présente une autre réponse le satisfaisant davantage. Il n’accepte jamais de formule définitive, c’est toujours à titre provisoire, transitoire, qu’il l’insère en sa mémoire.
L’anarchiste est certainement matérialiste. Le vocable « matière » est d’ailleurs un concept purement individuel. La matière n’est pas uniquement tout ce qui tombe sous les sens, c’est avant tout ce qui tombe sous « mes » sens. Mais tout matérialiste que se sente l’anarchiste il ne renonce, ni aux joies intérieures que peut lui procurer la vie du sentiment, ni aux jouissances intellectuelles que peuvent lui amener la spéculation en philosophie, la poésie en littérature ou en art. Cela sans qu’il vienne à l’idée du camarade artiste ou poète de critiquer tel autre camarade dont les mathématiques ou la géométrie sont l’idéal de la pure satisfaction cérébrale. Tout ceci ne l’empêchera pas de demeurer réfractaire aux conceptions orthodoxes en littérature, en art ou en philosophie, réfractaire à tous les « textes reçus » et à toutes les éditions ne varietur.
De quelque côté on considère faits et hommes, on ne voit pas comment l’anarchiste pourrait se conduire autrement qu’en réfractaire. Qu’il s’agisse des relations sexuelles ou affectives, est-il rien de plus absurde que les préjugés sur lesquels ils reposent et les conséquences auxquelles ils donnent lieu ? Est-il rien de moins normal que les conséquences pratiques qu’ont entraîné dans la vie des femmes des conceptions telles que celles de la chasteté, de la pureté sexuelle, etc. ? Faut-il parler de l’infamie acceptée par tous et qui tolère deux morales sexuelles, l’une pour la femme, l’autre pour l’homme ? Est-il domaine où la femme soit plus esclave, laissée davantage ignorante, tenue plus pesamment sous le joug ? A l’ « amour esclave », la seule forme d’amour que puisse connaître la société actuelle, l’anarchiste opposera l’ « amour libre », c’est à dire la liberté d’aimer pour chaque individu. A la « dépendance sexuelle », c’est à dire à la conception régnante qui veut que la femme soit le plus souvent une chair à plaisir, l’anarchiste opposera la «liberté sexuelle», autrement dit la faculté, pour les individus de l’un et l’autre sexe, de disposer à leur gré de leur vie sexuelle, de l’orienter selon les désirs et les aspirations de leur tempérament sensuel ou sentimental.
L’anarchiste sait faire la différence entre liberté sexuelle ou amour libre, et promiscuité ou dérèglement sexuel. L’amour libre, sous quelque forme il se présente, repose sur un choix conscient, raisonné, bien qu’il n’exclue ni l’impulsivité sentimentale ni la recherche émotionnelle. Dans le domaine des choses sensuelles, la promiscuité sexuelle irraisonnée trahit une perte d’équilibre et s’entend généralement au profit de l’élément mâle; la promiscuité peut convenir à certains tempéraments, à certains caractères, l’étendre à tous nous semble irrationnel. La compagne qui croirait devoir se livrer, qu’il lui plaise ou non, à n’importe quel « camarade » par « devoir anarchiste » ne serait nullement une anarchiste puisqu’elle se croirait sous l’empire d’une obligation.
L’amour libre comprend une foule de variétés qui s’adaptent aux divers tempéraments amoureux ou affectifs : constants, volages, tendres, passionnés, voluptueux, etc., et revêt une foule de formes : monogamie, polyandrie, polygamie. pluralité simultanée ; il ne regarde pas aux degrés de parenté et admet fort bien qu’un lien sexuel unisse même de très proches parents : une chose importe, c’est que chacun y trouve son compte, et comme la volupté et la tendresse sont des aspects de la joie de vivre, que tous vivent pleinement leur vie sensuelle ou sentimentale, en rendant autrui heureux autour de soi. L’anarchiste ne désire pas autre chose. Tandis que tel individu trouvera sa joie dans la variété des expériences amoureuses, tel autre trouvera son plaisir à vivre sa vie amoureuse avec la même compagne ou le même compagnon. D’un couple donné, l’un des éléments peut fort bien pratiquer l’unicité, tandis que l’autre expérimente la pluralité. Après avoir pratiqué la pluralité, tel individu, expérience faite, se ralliera à l’amour unique ou vice-versa. Les besoins sexuels sont plus impérieux à certaines périodes de la vie individuelle qu’il d’autres : il est des stades de l’existence personnelle où la tendresse et l’attachement sont d’un plus haut prix que la pure satisfaction sensuelle. C’est l’observation de toutes ces nuances et leur application qui constituent l’amour libre. Qui, dans ce domaine, parlerait de règle contredirait ce qui constitue la raison d’être elle-même de la vie anarchiste : comme toutes‘ les phases de cette vie, l’amour libre est une expérience d’où chacun tire les conclusions qui conviennent le mieux à sa propre émancipation, étant entendu qu’au préalable et au cours de sa durée, entente, franchise et loyauté règnent entre ceux appelés à réaliser l’expérience.
S’agit-il de « la famille » ? Là encore l’anarchiste se trouve en profond désaccord avec les idées dominantes qui basent la famille sur des biens purement circonstanciels, très souvent, et qui accordent au père de famille une autorité tyrannique, comme celle de diriger l’éducation de l’enfant, de l’aiguiller vers une carrière donnée, de fausser dès le début son avenir intellectuel et moral. Presque tous les parents tendent à faire de a leurs » enfants — autre forme de la propriété — non des êtres capables de penser par et pour eux-mêmes, aptes à réagir contre les influences héréditaires, non des foyers d’initiative, mais des photographies, comme des reproductions reflétant les idées et les gestes de leurs géniteurs. Il suffit qu’un enfant ne ressente aucune affinité avec son entourage familial pour qu’il soit aussitôt qualifié « mauvais sujet ». Il suffit même qu’à vingt ans, il fasse montre de nourrir des idées opposées à celles de qui le procréa, idées vieilles d’un demi-siècle, pour se voir accusé de « faire le malheur des siens ».
L’anarchiste sait fort bien que produit de la fécondation de l’œuf par un spermatozoaire, tout enfant, par une application peu expliquée des phénomènes de l’atavisme, reproduit les traits de caractère d’ancêtres fort éloignés parfois, qu’il les résume ou les mêle à ceux de ses parents immédiats, qu’il n’est point surprenant que certaines de ces caractéristiques détonnent dans le milieu familial, bref, que la plupart du temps, « le mauvais sujet », « le désespoir de sa famille » est simplement l’enfant qui ne trouvant pas dans le milieu familial un terrain favorable à son développement aspire à le trouver ailleurs, désir fort naturel.
S’arroger le droit, parce qu’on lui a assuré la subsistance et l’entretien pendant un temps, de diriger la vie ultérieure d’un être semble à l’anarchiste aussi tyrannique que la prétention émise par certains patrons, parce qu’il leur fournit du travail, d’imposer à ses ouvriers leur présence à la messe. L’anarchiste ne connait de famille que celle dont les membres sont unis par l’affinité des idées, des caractères, des tempéraments : cela peut fort bien se rencontrer dans les familles uniquement basées sur le lien génital, mais ce que l’anarchiste conteste, c’est qu’être leur fils ou fille confère ä. des parents une présomption d’autorité.
De ce qui précède, il ressort que l’anarchiste n’est pas de parti pris adversaire de « la famille ». Il est tout simplement hostile à l’idée de la famille autoritaire, telle qu’elle est conçue et appliquée actuellement.
Nous ne parlerons pas du mode de gestion que les dirigeants appliquent aux affaires publiques. Nous ne parlerons pas des partis politiques. Nous ne parlerons pas de la « patrie », autrement dit l’ensemble des préjugés, des privilèges et des biens qui, dans un territoire ou un autre, sont l’apanage des catégories dirigeantes et capitalistes ; nous ferons remarquer en passant que tout « internationaliste » ou « sans patrie » que soit nécessairement l’anarchiste, il ne s’interdit nullement de préférer tel ou tels coins de terre à tel ou tels autres. Nous pourrions prendre tous les détails de la vie privée et publique, sur tous l’anarchiste serait en désaccord.
L’anarchiste non réfractaire ne se comprend pas, n’a pas de raison d’être, l’anarchiste qui « fait comme tout le monde », qui redoute le qu’en dira-t-on, qui se soucie de l’opinion publique, ce pitre-là n’est pas plus anarchiste que le personnage qui prend prétexte d’anarchisme pour assouvir des passions irraisonnées, des penchants dégénérés. L’anarchiste est réfractaire parce qu’anarchiste et non anarchiste parce que réfractaire. L’ivrogne qui se roule dans le ruisseau de la rue en criant « vive l’anarchie » et prétexte qu’il est anarchiste pour s’absinther à en perdre la raison n’est nullement anarchiste : c’est un dégénéré, rien d’autre. De même le bourgeois qui engrosse sa bonne sous prétexte d’ « amour libre » est un jouisseur méprisable, rien de plus.
Nous ne voulons pas dire que l’anarchiste heurtera toujours de front les barrières que la société oppose à sa vie : il ne sert à rien de se briser volontairement la tête contre les murailles : on risque de se faire mal et pis encore. En tenant compte naturellement du tempérament individuel, l’anarchiste, pour vivre, pour réagir, pour se développer, emploiera la violence ou se servira de la ruse. Violence et ruse ne sont pas des prescriptions anarchistes, ce sont des moyens individuels : user de la bombe ou du poignard en temps et hors de temps n’est pas plus une obligation anarchiste que ruser sans cesse et en toute saison. Il est d’ailleurs des formes de ruse qui imitent fort la violence et des formes de violence ce qui, à s’y méprendre, ressemblent à la ruse.
L’anarchiste peut consentir a paraître accepter les conditions de vie actuelles, mais il ne les accepte jamais que comme un pis-aller, jamais autrement qu’à titre provisoire, comme une entrée dans la citadelle ennemie. L’anarchiste peut de même accomplir certaines formalités légales ou administratives afin de s’assurer la possession d’un avantage ou d’un bien-être qu’il lui aurait été impossible d’atteindre autrement, mais s’il ne commet aucune inconséquence, c’est à condition de se servir de ces mêmes formalités pour les tourner et les rendre inutiles. Comme nous l’avons dit l’anarchiste n’endosse de responsabilité que vis à vis de lui-même, il ne fournit d’explications qu’à ceux de ses camarades les plus proches ; il ne rend jamais de compte à qui que ce soit et pour quoi que ce soit. Il lui suffit pour être satisfait qu’il ait conscience de rendre sa vie un effort sincère et constant pour mettre ses actes en rapport avec les convictions qu’il affiche.
Il va sans dire que ce refus de reddition de comptes a des limites : un anarchiste, n’est ni député, ni magistrat, ni policier, ni millionnaire. S’il possède quelque argent, l’impérieuse « volonté de se reproduire » qui le domine l’amènera à soutenir de ses deniers la propagande des idées qui lui sont chères ou à aider à vivre plus indépendamment quelques-uns de ses camarades. Un anarchiste vit simplement, être l’esclave de besoins artificiels, le valet d’un luxe superflu, le serviteur d’une gloutonnerie nocive, tout cela est le contraire de l’anarchie. Vivre confortablement, sainement, joyeusement, intensément par suite, voilà la vie anarchiste. Vivre en esclave de ses sens ou de ses appétits, voilà la vie bourgeoise. L’anarchiste est un être libre.
Revenant à notre idée d’accomplir une formalité légale pour lui enlever sa valeur, il nous semble utile de citer un exemple. Nous connaissons un anarchiste français qui épousa légalement une camarade étrangère, menacée à tout moment d’être expulsée de France où elle avait une tâche à accomplir. Son mariage lui acquérant la « qualité » de Francaise, elle put continuer sa besogne en toute sécurité; ni l’un ni l’autre de ces amis ne se revirent d’ailleurs du moment où l’officier d’état-civil enregistra le mariage !
L’anarchiste peut faire partie d’un syndicat où, moyennant le paiement régulier d’une cotisation, il trouvera soit des facilités de placement, soit l’occasion d’obtenir relèvement de son salaire ou diminution de la durée de ses heures de travail. Cela ne signifie point qu’il attache de valeur profonde à ces palliatifs, simples pis-aller. Il fera partie d’un syndicat parce que maçon, serrurier, ajusteur, ferblantier, vidangeur et non parce qu’anarchiste. Syndiqué, le cas échéant, il ne sera pas syndicaliste.
IX
THE ANARCHIST AS REFRACTORY
The Anarchist and Science. — The Anarchist and Love. — Free Love and Sexual Freedom. — The Anarchist and the Family. — Use of Violence and Use of Cunning. — Union Member and Non-Unionist.
We have successively seen the anarchist in disagreement with current society and without any affinity with those who intend to reform it, in inevitable and constant reaction against the milieu, wanting to be themselves and through their propaganda to bring others to life, loving life lived for itself, for the experiences it offers them and, what is more, loving it intensely. They refused to let themselves be absorbed by their environment; they escaped the entanglement of a fictitious solidarity; they did not conform to the customs and traditions of the environment. They are a refractory.
They are a rebel against the teaching that the State dispenses at all levels, as we have already said. They do not intend to kneel before science any more than before divinity; they know very well that there is no science except because there is a human brain, that many scientific deductions only conform to the constitution of this brain. Science, like the other branches of human activity, is made to serve humanity and not to enslave it. An atheist, the anarchist refuses to be enrolled among the faithful of the scientific religion; they have a horror of solutions and formulas that resolve problems that we often pose badly; they feel that there is no shame in ignoring a host of things. They are not the adversary of any philosophical conception provided that it exposes itself to criticism and is based on an individual aspiration, satisfaction, reasoning. They search, they examine, they discuss, they adopt, while waiting for something better, the solution or hypothesis which allows them to develop with the greatest completeness, even if it means abandoning it as soon as another answer presents itself which satisfies them more. They never accept a definitive formula. They always insert it into their memory on a provisional, transitory basis.
The anarchist is certainly a materialist. The word “matter” is, moreover, a purely individual concept. Matter is not only everything that falls under the senses; it is above all that which falls under « my own » senses. But however materialistic the anarchist feels themselves to be, they do not renounce either the inner joys that the life of feeling can bring them, or the intellectual pleasures that speculation in philosophy, poetry in literature or art can bring them. This without it occurring to the comrade artist or poet to criticize some other comrade whose mathematics or geometry are the ideal of pure cerebral satisfaction. All this will not prevent them from remaining refractory to orthodox conceptions in literature, art or philosophy, refractory to all “received texts” and all ne varietur editions.
From whatever angle one considers facts and persons, one does not see how the anarchist could behave otherwise than as a refractory. Whether it is a question of sexual or emotional relations, is there anything more absurd than the prejudices on which they are based and the consequences to which they give rise? Is there anything less normal than the practical consequences that have brought into the lives of women such concepts as those of chastity, sexual purity, etc.? Should one speak of the infamy accepted by all and which tolerates two sexual moralities, one for women, the other for men? Is there an area where women are more enslaved, left more ignorant, held more heavily under the yoke? To “slave love,” the only form of love that present-day society can know, the anarchist will oppose “free love,” that is to say the freedom to love for each individual. To “sexual dependence,” that is to say to the reigning conception that woman is most often pleasure flesh, the anarchist will oppose “sexual freedom,” in other words the faculty, for individuals of both sexes, to dispose of their sexual life as they wish, to orient it according to the desires and aspirations of their sensual or sentimental temperament.
The anarchist knows how to differentiate between sexual freedom or free love, and promiscuity or sexual disorder. Free love, in whatever form it presents itself, is based on a conscious, reasoned choice, although it does not exclude sentimental impulsiveness or emotional research. In the domain of sensual things, irrational sexual promiscuity betrays a loss of balance and is generally understood to benefit the male element; promiscuity can suit certain temperaments, certain characters, extending it to everyone seems irrational to us. The companion who would believe that she must give herself up, whether she likes it or not, to any “comrade” out of “anarchist duty” would in no way be an anarchist since she would believe herself to be under the influence of an obligation.
Free love includes a host of varieties that adapt to the various temperaments in love or affection: constant, fickle, tender, passionate, voluptuous, etc., and takes on a host of forms: monogamy, polyandry, polygamy. simultaneous plurality. It does not look at the degrees of kinship and admits very well that a sexual bond unites even very close relatives: one thing matters, that each one finds his account there, and as voluptuousness and tenderness are aspects of the joy of living, that all live their sensual or sentimental life fully, by making others happy around them. The anarchist desires nothing else. While one individual will find their joy in the variety of amorous experiences, another will find their pleasure in living their amorous life with the same companion. Of a given couple, one of the elements can very well practice unity, while the other experiences plurality. After having practiced plurality, such an individual, having had experience, will rally to unique love or vice versa. Sexual needs are more pressing at certain periods of individual life than at others: there are stages of personal existence where tenderness and attachment are of a higher price than pure sensual satisfaction. It is the observation of all these nuances and their application that constitute free love. Whoever, in this domain, would speak of a rule would contradict what constitutes the very reason for being of anarchist life: like all the phases of this life, free love is an experience from which each person draws the conclusions that best suit their own emancipation, it being understood that beforehand and during its duration, understanding, frankness and loyalty reign between those called to carry out the experience.
Is it “the family”? Here again the anarchist finds themselves in profound disagreement with the dominant ideas, which base the family on purely circumstantial goods, very often, and grant the father of the family a tyrannical authority, such as that of directing the child’s education, of guiding them towards a given career, of distorting from the beginning their intellectual and moral future. Almost all parents tend to make their “children” — another form of property — not beings capable of thinking by and for themselves, capable of reacting against hereditary influences, not centers of initiative, but photographs, like reproductions reflecting the ideas and gestures of their parents. It is enough for a child to feel no affinity with their family environment for them to be immediately labeled a “bad child.” It is enough that at the age of twenty, they show that they harbor ideas opposed to those of their father, ideas that are half a century old, to find themselves accused of “making their own people unhappy.”
The anarchist knows very well that, as a product of the fertilization of the egg by a spermatozoon, every child, by a poorly explained application of the phenomena of atavism, reproduces the character traits of very distant ancestors sometimes, that they summarize them or mixe them with those of their immediate parents, that it is not surprising that some of these characteristics clash in the family environment, in short, that most of the time, “the bad subject,” “the despair of the family” is simply the child who, not finding in the family environment a favorable ground for their development, aspires to find it elsewhere, which is a very natural desire.
To assume the right, because one has been assured of subsistence and maintenance for a time, to direct the subsequent life of a being seems to the anarchist as tyrannical as the claim made by certain employers, because they provide them with work, to impose on their workers their presence at mass. The anarchist knows of no family except that whose members are united by affinity of ideas, characters, temperaments: this may well be found in families based solely on the genital link, but what the anarchist disputes is that being their son or daughter confers on parents a presumption of authority.
From the above it is clear that the anarchist is not biased against “the family.” They are simply hostile to the idea of the authoritarian family, as it is currently conceived and applied.
We will not speak of the mode of management that the leaders apply to public affairs. We will not speak of political parties. We will not speak of the “fatherland,” of the set of prejudices, privileges and goods which, in one territory or another, are the prerogative of the ruling and capitalist categories; we will point out in passing that however “internationalist” or “fatherless” the anarchist may necessarily be, they do not in any way forbid themselves from preferring this or that corner of the earth to this or that other. We could take all the details of private and public life, on all of them the anarchist would disagree.
The non-refractory anarchist does not understand themselves, has no reason to exis;, the anarchist who “does like everyone else,” who fears what people will say, who cares about public opinion, this clown is no more anarchist than the character who uses anarchism as a pretext to satisfy irrational passions, degenerate inclinations. The anarchist is refractory because they are an anarchist and not anarchist because they are refractory. The drunkard who rolls in the street gutter shouting “long live anarchy” and uses the pretext that they are an anarchist to abstain until they lose their mind is not anarchist at all: they are a degenerate, and nothing else. Similarly, the bourgeois who impregnates his maid under the pretext of “free love” is a contemptible hedonist, nothing more.
We do not mean that the anarchist will always collide head-on with the barriers that society places in their way: there is no point in deliberately breaking one’s head against the walls: one risks hurting oneself and worse. Naturally taking into account individual temperament, the anarchist, in order to live, to react, to develop, will use violence or will use cunning. Violence and cunning are not anarchist prescriptions, but individual means: using the bomb or the dagger in season and out of season is no more an anarchist obligation than using cunning constantly and in all seasons. There are, moreover, forms of cunning that strongly imitate violence and forms of violence which, if mistaken, resemble cunning.
The anarchist may consent to appear to accept the present conditions of life, but they never accept them except as a last resort, never otherwise than as a provisional measure, as an entry into the enemy citadel. The anarchist may likewise accomplish certain legal or administrative formalities in order to ensure the possession of an advantage or a well-being that it would have been impossible for him to attain otherwise, but if they are to commit no inconsistency, it is on condition that they use these same formalities to circumvent them and render them useless. As we have said, the anarchist only assumes responsibility towards themselves; they only provide explanations to their closest comrades; they never give an account to anyone for anything. It is enough for them to be satisfied that they are aware of making their life a sincere and constant effort to put their actions in relation to the convictions that they displays.
It goes without saying that this refusal to be held accountable has its limits: an anarchist is neither a member of parliament, nor a magistrate, nor a policeman, nor a millionaire. If they have some money, the imperious “will to reproduce” that dominates them will lead them to support with their own money the propaganda of the ideas that are dear to them or to help some of their comrades to live more independently. An anarchist lives simply. Being the slave of artificial needs, the valet of a superfluous luxury, the servant of a harmful gluttony, all this is the opposite of anarchy. To live comfortably, healthily, joyfully, intensely as a result, that is the anarchist life. To live as a slave to one’s senses or appetites, that is the bourgeois life. The anarchist is a free being.
Returning to our idea of completing a legal formality in order to remove its value, it seems useful to cite an example. We know of a French anarchist who legally married a foreign comrade, who was threatened at any moment with being expelled from France, where she had a task to accomplish. Her marriage acquiring for her the “quality” of Frenchwoman, she was able to continue her work in complete safety; neither of these friends saw each other again from the moment the civil registrar registered the marriage!
The anarchist can belong to a union where, by paying a regular subscription, they will find either placement facilities or the opportunity to obtain an increase in their salary or a reduction in the length of their working hours. This does not mean that they attach any deep value to these palliatives, simple last resorts. They will belong to a union because they are a mason, locksmith, fitter, tinsmith, drain cleaner and not because they are an anarchist. If they are syndicated, they will not be syndicalist.
L’ANARCHISTE ENVISAGÉ COMME RÉFRACTAIRE SUR LE TERRAIN ÉCONOMIQUE
Conditions du travail dans la société actuelle. — Un pis aller. — L’anarchiste n’est jamais Ni dupe ni complice. — Les « colonies communistes ». — Théorie De l’ « illégalisme anarchiste ». — Distinctions et critérium nécessaires.
Personne ne conteste à l’anarchiste son rôle de réfractaire, lorsque celui-ci s’exerce sur le terrain des idées ou sur celui des faits qui relèvent de la « morale ». Certains bourgeois bien disposés lui reconnaissent même le droit d’exposer devant le public, par la parole ou l’écrit, les théories les plus subversives, le sabotage inclus. Ils ont même découvert un qualificatif fort respectable : ils appellent cela «la liberté d’opinion ». Il est bien porté qu’un anarchiste pratique l’amour libre, refuse de porter le fusil, provoque à la grève ou à la révolution, aille même jusqu’à préconiser l’insurrection en temps de guerre. Mais, à dessein, ou par ignorance, on refuse d’examiner ce que devient la liberté d’opinion quand du domaine intellectuel, elle se manifeste sur le terrain économique.
Il ressort de toute évidence que l’anarchiste qui « travaille » dans les conditions économiques actuelles ment a ce qui constitue sa raison d’être. Ouvrier, employé, fonctionnaire — salarié en un mot — il contribue au maintien de la société actuelle chaque fois qu’il loue ou prostitue au service d’autrui, patron ou intermédiaire, ses capacités ou son initiative puisqu’il permet à son employeur de vivre en parasite: 1° aux dépens de tous indirectement, 2° plus directement à ses propres dépens.
Nous avons déjà vu que l’anarchiste répudie une soi-disant solidarité qui le livrerait pieds et poings liés au reste de l’humanité, y compris les hommes de recul et de ténèbres ; on comprend que logiquement, parvenu à un certain niveau de développement individuel, il s’efforce d’échapper à l’emprise de l’environnement et tente de vivre en dehors des conditions d’asservissement communes. Nous l’avons déjà vu se créer une vie intellectuelle et morale, indépendante ; le moment viendra où il tâchera de vivre en pleine liberté sa vie économique. L’anarchiste, en effet, est loin de négliger l’aspect économique du problème humain et n’ignore pas que les pensées ne suffisent pas à nourrir leur homme; dans la société actuelle, il résout soit individuellement, soit associé à des camarades, la question économique.
Qui donc lui a reproché de la négliger ?
Nos observations nous ont permis de nous rendre compte d’assez près comment l’anarchiste se comportait quand il se trouvait appelé à résoudre cette question primordiale. Comme toujours, il procède selon son tempérament, son caractère, ses facultés, sa conception personnelle de la vie et, reconnaissons-le aussi, dans la mesure où il peut s’affranchir de certaines contingences, de certains préjugés d’éducation, enfin de certaines influences.
L’anarchiste peut être employé, ouvrier, fonctionnaire; consentir à courber l’échine dans une usine, dans un atelier, dans un bureau; répéter, des heures durant, comme des rites, les mêmes gestes ; s’atteler à une besogne parfois ennuyeuse, pour ne pas dire plus, qu’il a conscience d’être le plus souvent stérile ou inutile.
Des circonstances diverses, des « devoirs de famille » peuvent l’y contraindre, mais quelles que soient ces circonstances l’anarchiste n’accomplit jamais son travail d’exploité que comme un pis aller. Il n’est pas du « côté » de « celui qui le fait travailler ». Il n’a pas « à cœur » les intérêts de son employeur. Il n’est jamais un « ouvrier docile », un « employé modèle », un « fonctionnaire irréprochable ». Il se considère comme un prisonnier de guerre, comme une sorte d’espion, en pays ennemi. Le possédant, le détenteur du capital, le chef d’usine, le directeur d’exploitation, toute la hiérarchie des capitaines, sergents et caporaux d’industrie, tous constituent « l’ennemi » et il ne se laisse pas prendre à leurs paroles de sympathie mielleuse ; il s’efforce toujours de leur faire payer chèrement la dépendance où ils s’imaginent le tenir. Pas plus qu’il n’est garde-chiourme, l’anarchiste n’est contremaître et s’il accepte jamais une fonction impliquant responsabilité, c’est qu’il existe de bonnes raisons pour qu’il en retire un avantage exceptionnel pour la propagande ou le bien—être des camarades. Comme on l’a dit (1), il ne fait jamais à la société qu’un « minimum de concessions pour en retirer un maximum d’avantages ». Il n’est jamais dupe de la société, il sait qu’il n’y a souvent qu’un pas de la dupe au complice.
D’autres anarchistes exercent des métiers indépendants, toujours pénibles et guère lucratifs, à cause de la concurrence des manufacturiers outillés supérieurement et fabriquant en gros; on les rencontre colporteurs, camelots, placiers à leur compte, confectionneurs d’objets divers qu’ils revendent ensuite. c’est la encore un pis aller, puisqu’ils remplissent le rôle d’intermédiaires et que seuls le placement‘ des bibelots de luxe ou d’une utilité superficielle leur permet d’espérer quelques petits bénéfices. L’unique avantage est d’échapper à la présence obligatoire dans un lieu de travail déterminé et au contact forcé d’individus hostiles aux idées anarchistes. Quelques « camarades » occupent une situation libérale, mais ils sont en nombre infime et s’ils arrivent jamais à une position lucrative, ce n’est pas sans avoir foulé aux pieds maintes de leurs convictions.
D’autres anarchistes encore, rompant plus hardiment, se réunissent et essayent d’équilibrer rationnellement, en vivant en commun, leur consommation et leur production. On a donné à ces essais le nom de « colonies communistes » et il va sans dire qu’elles peuvent revêtir un grand nombre de formes. On a beaucoup dit et médit de ces tentatives de « vie en commun » à la pratique desquelles n’a pas toujours présidé ni l’esprit de suite ni l’habileté. On leur a reproché leur courte durée, les dissensions intestines qui en ont amené la fin, leur organisation plus que défectueuse. Il y a du vrai et du faux dans toutes ces remontrances. On oublie trop souvent qu’une colonie communiste constitue un organisme de résistance et que les cellules de tout organisme en réaction violente au sein du milieu où il se développe s’usent d’autant plus rapidement que la résistance est plus prononcée ; or, les individus cellules qui forment la colonie communiste ont été souvent groupés au hasard, sans attraction véritable, ils ne se connaissent qu’imparfaitement, ils ne sont souvent que mal ou point dépouillés encore des influences d’éducation ou de préjugés. Peu ou nullement préparés à l’expérience de la vie en commun, celle-ci les use rapidement: ils succombent bientôt, c’est à dire que le cours des événements les oblige à abandonner la tentative. A moins que d’autres individus les remplacent, elle échoue, comme succomberait un organisme dont l’alimentation ne remplacerait pas les cellules usées. On oublie aussi que les tentatives de «communisme pratique » sont des expériences de la vie anarchiste, expériences qui aboutissent ou n’ont pas de suite selon les aptitudes de ceux qui les tentent, expériences beaucoup destinées à constituer des leçons de choses individuelles qu’à subsister ad eternam. Elles durent d’autant plus que ceux qui les ont lancées s’y adaptent mieux : voilà tout. Il est peu sérieux de s’en prendre au communisme pratique de l’échec de telle « colonie agricole » dont l’insuccès provient du fait que ceux qui l’ont entrepris étaient des intellectuels ou des maçons.
Au début d’une colonie, tous les colons sont enthousiastes, font fi des difficultés qui les attendent et s’embarquent, l’esprit léger et le cœur en liesse, pour les rives fortunées d’Utopie. Si le découragement survient aussi vite que l’enthousiasme, c’est qu’ils ont oublié qu’Utopie ne se réalise que par des utopistes, c’est à dire par des gens qui ne se contentent pas seulement d’exprimer des idées qui dépassent leur temps, mais qui ont calculé froidement et résolument le coût de leur mise à exécution. L’enthousiasme est une fort belle chose, la constance et la persévérance ne le rendent que plus appréciable.
Les tentatives de «vie en commun » ne sauraient être condamnées parce que, dans nos contrées, les essais qui en ont été tentés, sur une petite échelle, ont échoué tous on presque. Elles peuvent réussir à certaines conditions, croyons-nous, que nous exposerons brièvement :
1° Que l’expérience ait lieu sur un plan assez vaste, avec des capitaux suffisants au début et soit entreprise par des « colons » dont le communisme ne soit pas de façade, des hommes aptes à expérimenter pleinement une vie réellement vécue en commun, hors des préjugés de la société présente, s’occupant beaucoup plus de leur perfectionnement individuel que des manquements de leurs co-associés, enfin au courant des besognes qu’ils se disent pouvoir accomplir. Une tentative de « vie en commun », c’est une tentative d’«amour à plusieurs», une réalisation de la conception de la famille anarchiste. Ceux-là seulement qui aiment sont à même de faire des concessions et qui est inapte aux concessions n’a pas sa place dans un essai de ce genre. Pas plus que n’y ont leur place les médisants, les envieux, les jaloux, les chercheurs de poux dans la tête‘;
2° Que la colonie constitue un foyer de propagande des idées communistes : toute «colonie » qui n’aspire qu’à vivre, à laquelle manque la « volonté de se reproduire » meurt un jour ou l’autre d’étiolement ou de langueur;
3° Qu’elle exploite une branche d’industrie quelconque, spéciale, d’utilité, dont les produits soignés deviendront bientôt appréciés, même s’ils coûtent un peu plus cher que ceux fournis par les fabricants ordinaires (le tricot en tous genres, les biscuits, la pâtisserie, le chocolat, l’impression et l’édition ont réussi). Ceci permet de recueillir de l’argent, métal vil, mais chose essentielle au fonctionnement d’une « colonie ». Dans une « colonie » où l’argent fait défaut c’est comme dans une écurie où le foin manque : on s’y bat. Et c’est fort compréhensible.
Comme les autres expédients auxquels on recours les anarchistes pour se tirer d’affaire dans la société actuelle, la « colonie communiste » est un pis aller. Cependant, conçue sérieusement et réalisée de même, c’est l’un des meilleurs. Les colons y échappent à l’emprise patronale, peuvent ne point s’y soucier de la « théorie de la valeur », ignorer parmi eux le maniement de l’argent, jouir en pleine liberté des expériences de leur vie intellectuelle et morale, parvenir à équilibrer leur production et leur consommation. Parmi les nombreuses tentatives décorées, avec plus ou moins de raison, du qualificatif de «communistes», certaines ont permis — pendant un temps plus ou moins long — de se rendre compte que l’un ou plusieurs des résultats ci-dessus avaient pu être atteints. Elles n’ont donc pas été vaines. . . . .
Un certain nombre d’anarchistes enfin, faisant consciemment et délibérément table rase des « scrupules » traditionnels, et de l’ « honnêteté » codifiée — préjugés moraux sans lesquels, disent-ils, la société ne subsisterait pas vingt-quatre heures — résolvent, en ce qui les concerne, le problème économique de façon extralégale, c’est à dire par des moyens impliquant atteinte à la propriété, usage constant de différentes formes de violence ou de ruse, toutes infractions aux lois que ces dernières punissent plus ou moins sévèrement. On ne peut nier que leurs théories ne soient la résultante logique d’une vie conçue sans dieux ni maîtres, sans autorité comme sans préjugés. On comprend fort bien qu’un anarchiste ne s’accommode plus du joug de l’usine comme il ne s’accommode plus de la servitude de la caserne; qu’il ne veuille pas plus se plier aux exigences d’un contremaître qu’à celles d’un galonné, pas plus produire sans savoir pour qui et pour quoi qu’il n’entend aller se faire égorger en en ignorant le motif. Prison, caserne, usine sont à ses yeux, trois effets de la même cause, trois symboles d’un même état de choses. Il a autant horreur de l’un que de l’autre et, instinctivement, il sent que sa place n’est dans aucune de ces maisons de servitude; l’anarchiste tend donc, de nature, à fuir ces trois images de l’esclavage et lorsqu’on l’y trouve, c’est bien contre son gré.
Nous n’entrer0ns pas dans les détails des besognes illégales auxquelles un anarchiste peut se livrer pour s’assurer sa subsistance, se procurer certaines ressources. Nous tenons seulement à définir dans quelles conditions, selon nous, un anarchiste « illégal » peut se compter parmi les anarchistes. C’est d’autant plus nécessaire qu’un grand nombre d’individus peu recommandables pourraient profiter d’un malentendu qu’amis et ennemis exploitent déjà et s’intituler « anarchistes » alors que la seule appellation qu’ils méritent serait celle de vulgaires jouisseurs. Le bourgeois n’est pas plus sympathique en casquette portant une étiquette annonçant à tous qu’il est anarchiste que coiffé d’un « huit reflets». C’est toujours un bourgeois. De même pour le viveur et le fainéant. Si tel anarchiste se résout a vivre en marge du code, c’est parce qu’anarchiste, il n’est pas anarchiste du simple fait qu’il accomplit des actes illégaux.
Ceci bien établi, l’anarchiste « illégal » sait fort bien qu’il ne détruit pas les conditions économiques existantes, pas plus que ne les détruisent ceux qui partent le matin à l’atelier et en reviennent le soir, pas plus que ne les détruisent les propagandistes, par la plume ou par la parole, ou encore les anarchistes terroristes. Il vit en révolté, en réfractaire dans le sens le plus étendu, il court plus de risques que ses autres camarades, et cela, sans avoir l’intention que son bien-être dépasse le leur. On peut cependant accepter que si les attentats à la propriété se multipliaient au point qu’il devint extrêmement onéreux aux possédants de conserver leur capital, en ce sens que les frais de garde dépasseraient les revenus qu’ils, en tirent, la propriété finirait par disparaître, au moins sous sa forme actuelle. On peut présumer de même que si des anarchistes « illégaux » jetaient sur le marché mondial en billets de banque faux impossibles à distinguer des vraies valeurs, une somme double ou triple de celle en réserve dans telle ou telle Banque d’État, une telle perturbation pourrait s’en suivre qu’elle amènerait la disparition de la monnaie fiduciaire. Sauf dans ces conjectures et encore faudrait-il entreprendre pareilles opérations sur une très vaste échelle, l’ « illégalisme » ne constitue qu’un moyen de vie économique plus risqué que les autres, rien de plus (2).
L’anarchiste « illégal » n’est nullement un paresseux. Quiconque fuit le travail n’a rien de commun avec un anarchiste, car le travail est une fonction du développement individuel, un stimulant d’initiative. Fuir le travail, exploitation dans les conditions où on le comprend actuellement, cela se conçoit, mais avoir la haine du travail parce que c’est le travail; se délecter à flâner, muser, inconsidérément, sans but, inutilement; se procurer des objets de luxe aucunement indispensables ou encore des divertissements coûteux; se plaire à souper dans les restaurants à la mode ou payer fort cher des nuits d’amour, cela n’a absolument rien d’anarchiste. D’ailleurs l’anarchiste « illégal » ne se situe en marge de la société que pour pouvoir œuvrer plus librement, se consacrer davantage à la propagande de ses idées, être à même d’étudier plus profondément, de réfléchir, de comparer. Presque toujours ses gains vont à une propagande sérieuse, dont il contribue à assurer l’extension et la continuité. Nous connaissons le parasite tout court qui s’introduit dans un groupe de camarades et sous prétexte de « camaraderie » se procure le manger, le gîte et le surplus ; légal ou illégal, c’est toujours un parasite.
Qu’on n’infère pas de cette remarque que nous nions à quiconque le droit de vivre de sa propagande, loin de là : l’anarchiste propagandiste par l’écrit ou la parole qui se consacre à une besogne sérieuse d’éducation ou de diffusion des idées anarchistes doit trouver auprès des camarades qu’elle intéresse le moyen de subvenir a son entretien et de poursuivre son activité. C’est assez naturel. Une chose est de vivre sobrement, frugalement de sa propagande, une autre est de faire de la propagande pour vivre.
Pour en revenir à l’anarchiste « illégal », c’est aux possédants, aux exploiteurs, aux intermédiaires qu’il s’attaquera; à ceux dans la catégorie desquels se recrutent magistrats, officiers, industriels, commerçants, propriétaires, rentiers, politiciens et arrivistes de toute espèce, d’en haut et d’en bas. Il se souviendra qu’ils constituent « la société» bien plus que les pauvres bougres inconscients laissés dans l’ignorance et dont souvent l’hostilité aux idées anarchistes provient d’une inaptitude naturelle à la pensée, à la réflexion. Les gens dont nous parlons plus haut sont « les bourgeois », les ennemis de l’anarchiste, que disons-nous ! les ennemis de toute velléité sérieuse d’indépendance qui menacerait d’élargir leur horizon étriqué ou de déranger les allées ratissées du jardin anglais de’ leur existence.
Nous croyons pouvoir établir que la pratique des « gestes illégaux » est une affaire de tempérament, une expérience de la vie anarchiste et que nombre d’anarchistes n’y sont point aptes. Ajoutons qu’il est d’autres moyens que l’attaque directe à la propriété, mais quels que soient ces moyens, jamais leur usage ne saurait diminuer intellectuellement ou moralement qui les emploie. C’est même le « criterium » qui permettra de savoir à qui on a à faire. Nul anarchiste n’accordera sa confiance au soi-disant camarade qui se targue d’ « illégalisme », ne pense qu’à bombances et fêtes, indifférent aux besoins de ses amis, insouciant de la marche du mouvement anarchiste’. Il lui sera plus sympathique qu’un autre, voilà tout, car le réfractaire, l’irrégulier, le hors-cadre, même inconscients, même impulsifs, attireront toujours l‘anarchiste.
Ainsi donc, c’est selon les tendances de son individualité que l’anarchiste se comportera sur le plan économique. Il lui semblera que plus les gestes et les actes de ses camarades seront ceux d’un réfractaire, plus ils seront conformes. à l’idée de la réaction contre le milieu. Il ne lui viendra jamais à la pensée de critiquer le camarade qui s’assure la subsistance par d’autres moyens que ceux qu’il emploie. Il se solidarisera avec ceux de ses camarades tombés sous la coupe de la justice en se souvenant que le régime auquel sont astreints les «condamnés de droit commun» est bien plus déprimant que celui auquel s’exposent les condamnés pour délits politiques.
(l) Ed. Rothen, dans le journal l’anarchie.
(2) Il est évident que la « frappe-libre de l’argent » opérée sur une grande échelle, en portant un coup terrible à la valeur fictive de l’argent monnayé, de par les ruines qu’elle amoncèlerait, pourrait donner naissance à une très sérieuse agitation révolutionnaire, mais ce n’est pas au sens profond du mot un « acte illégal », c’est un moyen révolutionnaire. Gomme le serait la création d’une banque émettant des assignats gages sur le « capital : engins de productions n et le et capital : valeur d’échange r, ce qui aurait pour conséquence à un moment donné d’obliger les détenteurs de ces assignats à exproprier les détenteurs des gages. La thèse de l’ « anarchiste illégal » est tout autre. Il se dresse en face de la société : « A mes risques et périls, dit-il, je pratique une morale autre que celle enseignée dans vos écoles ; je me refuse à défendre cette patrie dont le culte est entretenu dans vos casernes. Je vis économiquement par des moyens réprimés par vos lois. Plus le nombre de ceux qui m’imiteront augmentera et plus rapidement s‘écroulera l’échafaudage social. « En poussant jusqu’à l’absolu nous pourrions établir, sans crainte de contradiction, que l’ « anarchiste illégal n est Tunique anarchiste, mais nous nous délions autant de la logique de l’absolu que de celle de l’a posteriori, elles se transforment en dieux qui annihilent la personnalité. Or, l’anarchiste ne veut ni dieux ni maîtres.
X
THE ANARCHIST AS REFRACTORY ON THE ECONOMIC TERRAIN
Conditions of labor in today’s society. — A last resort. — The anarchist is never Neither a dupe nor an accomplice. — The “communist colonies”. — Theory of “anarchist illegalism”. — Necessary distinctions and criteria.
No one disputes the anarchist’s role as a refractory, when this is exercised on the terrain of ideas or on that of facts which fall under the heading of “morality.” Certain well-disposed bourgeois even recognize their right to expose to the public, by word or in writing, the most subversive theories, sabotage included. They have even discovered a very respectable qualifier: they call it “freedom of opinion.” It is well and good for an anarchist to practice free love, refuse to carry a gun, provoke a strike or a revolution, even go so far as to advocate insurrection in time of war. But, deliberately, or through ignorance, we refuse to examine what becomes of freedom of opinion when, from the intellectual domain, it manifests itself on the economic terrain.
It is clear that the anarchist who “works” in the current economic conditions is lying to what constitutes their reason for being. Worker, employee, civil servant — salaried employee in a word — they contribute to the maintenance of current society each time they rent out or prostitute, in the service of others, boss or intermediary, their abilities or their initiative, since they allow their employer to live as a parasite: 1. at the expense of all indirectly, 2. more directly at their own expense.
We have already seen that the anarchist repudiates a so-called solidarity which would deliver them hand and foot to the rest of humanity, including the men of retreat and darkness; we understand that logically, having reached a certain level of individual development, they strive to escape the influence of the environment and tries to live outside the common conditions of enslavement. We have already seen them create an independent intellectual and moral life for themselves; the time will come when they will try to live their economic life in full freedom. The anarchist, in fact, is far from neglecting the economic aspect of the human problem and is not unaware that thoughts are not enough to feed the human being; in today’s society, their resolve the economic question either individually or in association with comrades.
Who blamed them for neglecting it?
Our observations have allowed us to see quite closely how the anarchist behaves when they find themselves called upon to resolve this primordial question. As always, they proceed according to their temperament, their character, their faculties, their personal conception of life and, let us also recognize it, to the extent that they can free themselves from certain contingencies, from certain prejudices of education, finally from certain influences.
The anarchist can be an employee, a worker, a civil servant; agree to bend their back in a factory, in a workshop, in an office; repeat, for hours on end, like rites, the same gestures; tackle a task that is sometimes boring, to say the least, and that they are aware of being most often sterile or useless.
Various circumstances, “family duties” may force them to do so, but whatever these circumstances, the anarchist never performs their exploited work except as a last resort. They are not on the “side” of “the one who makes them work”. The do not have their employer’s interests “at heart.” They are never a “docile worker,” a “model employee,” an “irreproachable civil servant”. They consider themselves a prisoner of war, a sort of spy, in an enemy country. The owner, the holder of capital, the factory manager, the operations manager, the entire hierarchy of captains, sergeants and corporals of industry, all constitute “the enemy” and they do not let themselves be taken in by their words of honeyed sympathy; they always strive to make them pay dearly for the dependence in which they imagine they keep they. No more than they are a prison guard, the anarchist is not a foreman, and if they ever accepts a position involving responsibility, it is because there are good reasons for them to derive an exceptional advantage from it for propaganda or the well-being of their comrades. As has been said (1), they never make more than “a minimum of concessions to society in order to derive a maximum of advantages.” They are never a dupe of society; they know that there is often only one step from dupe to accomplice.
Other anarchists exercise independent trades, always difficult and hardly lucrative, because of the competition from manufacturers with superior equipment who manufacture in bulk; we meet them as peddlers, street vendors, self-employed dealers, and makers of various objects that they then resell. This is still a last resort, since they fulfill the role of intermediaries and only the placement of luxury or superficially useful trinkets allows them to hope for some small profits. The only advantage is to escape the obligatory presence in a specific place of work and the forced contact with individuals hostile to anarchist ideas. A few “comrades” occupy a liberal position, but they are in tiny numbers and if they ever arrive at a lucrative position, it is not without having trampled underfoot many of their convictions.
Still other anarchists, breaking more boldly, come together and try to balance rationally, by living together, their consumption and their production. These attempts have been given the name of “communist colonies” and it goes without saying that they can take a great many forms. Much has been said and maligned about these attempts at “communal living,” whose practice has not always been presided over by either consistency or skill. They have been criticized for their short duration, the internal dissensions that led to their end, their more than defective organization. There is truth and falsehood in all these remonstrances. It is too often forgotten that a communist colony constitutes an organism of resistance and that the cells of any organism in violent reaction within the milieu in which it develops wear out all the more quickly as the resistance is more pronounced; now, the individual cells that form the communist colony have often been grouped at random, without any real attraction, they know each other only imperfectly, and they are often only poorly or not yet stripped of the influences of education or prejudices. Little prepared or unprepared for the experience of life in common, it wears them out quickly: they soon succumb, that is to say that the course of events forces them to abandon the attempt. Unless other individuals replace them, it fails, as would an organism whose food did not replace the worn-out cells. We also forget that attempts at “practical communism” are experiments in anarchist life, experiments that succeed or have no follow-up according to the aptitudes of those who attempt them, experiments much more intended to constitute individual lessons than to subsist ad eternam. They last all the longer as those who launched them adapt to them better: that is all. It is not serious to blame practical communism for the failure of some “agricultural colony” whose lack of success comes from the fact that those who undertook it were intellectuals or masons.
At the beginning of a colony, all the colonists are enthusiastic, disregard the difficulties that await them and embark, with light spirits and joyful hearts, for the fortunate shores of Utopia. If discouragement comes as quickly as enthusiasm, it is because they have forgotten that Utopia is only realized by utopians, that is to say by people who are not content to simply express ideas that are beyond their time, but who have coldly and resolutely calculated the cost of their implementation. Enthusiasm is a very fine thing; constancy and perseverance only make it more appreciable.
Attempts at “life in common” cannot be condemned because, in our countries, the attempts that have been made, on a small scale, have almost all failed. They can succeed, we believe, under certain conditions, which we will briefly set out:
1. Let the experiment take place on a large enough scale, with sufficient capital at the beginning and be undertaken by “colonists” whose communism is not a façade, persons capable of fully experimenting with a life really lived in common, outside the prejudices of present society, concerned much more with their individual improvement than with the failings of their co-associates, finally aware of the tasks that they say they can accomplish. An attempt at “living in common” is an attempt at “love for several,” a realization of the conception of the anarchist family. Only those who love are able to make concessions and whoever is incapable of concessions has no place in an experiment of this kind. No more than slanderers, the envious, the jealous, and those who seek to nitpick have their place there;
2. Let the colony constitute a hotbed of propaganda for communist ideas: any “colony” that only aspires to live, which lacks the “will to reproduce,” dies one day or another from wasting or languor;
3. Let it exploit some branch of industry, special, useful, whose neat products will soon become appreciated, even if they cost a little more than those supplied by ordinary manufacturers (knitting of all kinds, biscuits, pastries, chocolate, printing and publishing have succeeded). This makes it possible to collect money, a base metal, but something essential to the functioning of a “colony.” In a “colony” where money is lacking it is like in a stable where hay is lacking: people fight there. And this is very understandable.
Like the other expedients that anarchists resort to in order to get by in today’s society, the “communist colony” is a last resort. However, if seriously conceived and carried out, it is one of the best. The colonists escape the influence of the bosses, cannot worry about the “theory of value,” are ignorant among themselves of the handling of money, enjoy in full freedom the experiences of their intellectual and moral life, manage to balance their production and consumption. Among the numerous attempts decorated, with more or less reason, with the qualifier of “communist,” some have allowed — for a greater or lesser amount of time — the realization that one or more of the above results had been able to be achieved. They were therefore not in vain. . . . .
A certain number of anarchists, finally, consciously and deliberately making a clean sweep of traditional “scruples” and of codified “honesty” — moral prejudices without which, they say, society would not survive twenty-four hours — resolve, as far as they are concerned, the economic problem in an extra-legal manner, that is to say by means involving attacks on property, constant use of different forms of violence or trickery, all infractions of the laws, which the latter punish more or less severely. It cannot be denied that their theories are the logical result of a life conceived without gods or masters, without authority as without prejudices. It is quite understandable that an anarchist no longer accommodates themselves to the yoke of the factory, as they no longer accommodate themselves to the servitude of the barracks; that they no more wants to submit to the demands of a foreman than to those of a man of rank, no more to produce without knowing for whom and for what than he intends to go and have their throat cut without knowing the reason. Prison, barracks, factory are, in their eyes, three effects of the same cause, three symbols of the same state of things. They have as much horror of one as of the other and, instinctively, they feel that their place is in none of these houses of servitude; the anarchist therefore tends, by nature, to flee these three images of slavery and when they are found there, it is very much against their will.
We will not go into the details of the illegal work that an anarchist can do to ensure their subsistence, to obtain certain resources. We only want to define under what conditions, in our opinion, an “illegal” anarchist can count themselves among the anarchists. This is all the more necessary since a large number of disreputable individuals could take advantage of a misunderstanding that friends and enemies already exploit and call themselves “anarchists” when the only appellation they deserve would be that of vulgar pleasure-seekers. The bourgeois is no more sympathetic in a cap bearing a label announcing to all that he is an anarchist than when he wears a “eight reflections” on his head. He is always a bourgeois. The same goes for the lively and the lazy. If such an anarchist resolves to live outside the code, it is because they are an anarchist, they are not an anarchist simply because they perform illegal acts.
This well established, the “illegal” anarchist knows very well that they do not destroy the existing economic conditions, any more than those who leave in the morning for the workshop and return in the evening destroy them, any more than propagandists destroy them, by pen or by word, or even terrorist anarchists. They live as a rebel, as a refractory in the broadest sense, they rus more risks than their other comrades, and this, without having the intention that their well-being exceeds theirs. It can however be accepted that if attacks on property were to multiply to the point that it became extremely expensive for the owners to preserve their capital, in the sense that the costs of keeping it would exceed the income they derive from it, property would end up disappearing, at least in its current form. It may be assumed that if “illegal” anarchists were to throw into the world market in counterfeit bank notes, indistinguishable from real values, a sum double or triple that in reserve in this or that State Bank, such a disturbance could follow that it would lead to the disappearance of fiduciary money. Except in these conjectures, and even then it would be necessary to undertake such operations on a very large scale, “illegalism” constitutes only a means of economic life more risky than the others, nothing more (2).
The “illegal” anarchist is not at all lazy. Anyone who runs away from work has nothing in common with an anarchist, because work is a function of individual development, a stimulant of initiative. To run away from work, exploitation in the conditions in which it is currently understood, is understandable, but to hate work because it is work; to delight in strolling, muse, thoughtlessly, aimlessly, uselessly; to procure luxury objects that are in no way indispensable or expensive entertainment; to enjoy dining in fashionable restaurants or to pay dearly for nights of love, this has absolutely nothing anarchistic about it. Besides, the “illegal” anarchist places themselves on the margins of society only in order to be able to work more freely, to devote themselves more to the propaganda of their ideas, to be able to study more deeply, to reflect, to compare. Almost always their profits go to serious propaganda, the extension and continuity of which they help to ensure. We know the parasite, pure and simple, who introduces himself into a group of comrades and under the pretext of “comradeship” procures food, shelter and surplus; legal or illegal, they are always a parasite.
Let no one infer from this remark that we deny anyone the right to live from their propaganda. Far from it: the anarchist propagandist in writing or speech who devotes themselves to a serious task of education or diffusion of anarchist ideas must find among the comrades who are interested in it the means to provide for their maintenance and to pursue their activity. This is quite natural. It is one thing to live soberly, frugally from one’s propaganda, another to make propaganda in order to live.
To return to the “illegal” anarchist, it is the owners, the exploiters, the intermediaries that they will attack; those from whose category magistrates, officers, industrialists, merchants, owners, rentiers, politicians and careerists of all kinds, from above and below, are recruited. They will remember that they constitute “society” much more than the poor unconscious sods left in ignorance, whose hostility to anarchist ideas often comes from a natural inaptitude for thought, for reflection. The people we are talking about above are “the bourgeoisie,” the enemies of the anarchist, — what are we saying! — the enemies of any serious desire for independence that would threaten to broaden their narrow horizons or to disturb the raked paths of the English garden of their existence.
We believe we can establish that the practice of “illegal deeds” is a matter of temperament, an experience of anarchist life and that many anarchists are not suited to it. Let us add that there are other means than the direct attack on property, but, whatever these means may be, their use can never diminish intellectually or morally the one who employs them. It is even the “criterion” that will allow us to know who we are dealing with. No anarchist will give their confidence to the so-called comrade who prides himself on “illegalism,” thinks only of feasts and parties, indifferent to the needs of their friends, careless of the progress of the anarchist movement. They will be more sympathetic to them than another, that’s all, because the refractory, the irregular, the outsider, even unconscious, even impulsive, will always attract the anarchist.
Thus, it is according to the tendencies of their individuality that the anarchist will behave on the economic level. It will seem to them that the more the gestures and acts of their comrades are those of a refractory, the more they will conform to the idea of reaction against the environment. It will never occur to them to criticize the comrade who ensures their subsistence by means other than those he uses. They will show solidarity with those of their comrades who have fallen under the thumb of justice, remembering that the regime to which “common law convicts” are subjected is much more depressing than that to which those convicted for political crimes are exposed.
Notes:
(l) Ed. Rothen, in the newspaper l’anarchie.
(2) It is obvious that the “free coinage of money” carried out on a large scale, by dealing a terrible blow to the fictitious value of coined money, by the ruins that it would pile up, could give rise to a very serious revolutionary agitation, but it is not in the deep sense of the word an “illegal act.” It is a revolutionary means. As would be the creation of a bank issuing assignats pledged on the “capital: engines of production” and the “capital: exchange value,” which would have the consequence at a given moment of forcing the holders of these assignats to expropriate the holders of the pledges. The thesis of the “illegal anarchist” is quite different. He stands up to society: “At my own risk and peril,” he says, “I practice a morality other than that taught in your schools; I refuse to defend this fatherland whose cult is maintained in your barracks. I live economically by means repressed by your laws. The more the number of those who imitate me increases, the more quickly the social scaffolding will collapse.” By pushing to the absolute we could establish, without fear of contradiction, that the illegal anarchist is not an anarchist, but we are freeing ourselves as much from the logic of the absolute as from that of the a posteriori, they are transformed into gods who annihilate the personality. Now, the anarchist wants neither gods nor masters.
XI
DE LA VIE COMME EXPÉRIENCE
Différents aspects de la vie. — Une conception anarchiste de la vie. — Conditions, phases, valeur de l’expérience. — Bien vivre et mourir bien.
On peut considérer la vie comme une corvée, comme une fonction fastidieuse qu’il s’agit de remplir avec la volonté d’en avoir fini le plus rapidement possible. On peut l’envisager comme un marche-pied à honneurs, comme un prétexte à gloire militaire, littéraire ou autre ou encore comme une carrière.
On peut regarder la vie comme un moyen de parvenir à une situation libérale, commerciale, industrielle, comme un théâtre où vous est réservé un rôle politique ou administratif. On peut nourrir des visées beaucoup plus modestes, désirer vivre en «brave homme », en « honnête homme », en « ouvrier sérieux », commencer par l’apprentissage ou les études préparatoires à la profession ou au métier qu’on embrassera plus tard, continuer par le séjour à la caserne, où l’on est classé a bon soldat n, poursuivre par la fabrique ou le bureau où l’on se montre « bon travailleur », par un mariage le plus avantageux possible, toujours qualifié de « bon époux », de « bon père de famille », faire une partie de campagne les jours de repos puis finir par mourir comme on a vécu, sans « faire de mal à personne », ni de bien non plus.
Ces conceptions ne sont pas celles que sentait l’anarchiste. Voyons donc quelle est son idée de la vie.
S’il est conséquent avec lui-même, s’il applique à la vie, en l’espèce, à la sienne la méthode expérimentale, il la considérera comme une expérience, à vrai dire comme une série d’expériences, la présumant assez longue pour la varier, la mouvementer, en un mot pour la rendre profitable. à soi-même. La vie — sa vie — lui sera un champ d’études et une leçon de choses.
C’est à dessein que nous répétons sa vie, car nul n’acquière conscience de la vie qui ne prend d’abord conscience de la sienne. Somme toute, la vie n’est que parce que nous existons, que parce que nous la percevons ; la vie pourrait surabonder sans que nous existions, quel en serait l’intérêt pour nous ?
L’anarchiste vivra la vie intensément, sans autre restriction que de se maintenir en état de l’apprécier,’ sans autre mesure que sa capacité individuelle d’en jouir. Il n’en aura point peur. Il ne craindra pas les conséquences de ses expériences, ce qui ne veut pas dire qu’il les rendra dangereuses à plaisir. Il ne s’attardera pas à, celles dont il ne retirerait qu’amertume et où il ne rencontrerait aucune satisfaction. Il ne les prolongera pas inutilement. Il ne sera jamais lié par une expérience antérieure. Tantôt, les circonstances lui dicteront la voie où s’engager ct tantôt ses expériences influeront sur le cours des événements. Il tendra toujours à demeurer le maître de ses expériences, jamais à accepter qu’elles le maîtrisent.
C’est pour la vie que l’anarchiste vivra la vie, c’est pour l’expérience qu’il tentera l’expérience. Il ne s’attend nullement au succès de toutes celles qu’il essaiera; il ne s’acharnera pas sottement à exiger qu’elles aboutissent toutes au gré de ses vœux. Il s’attachera à celles qui lui paraîtront mériter le plus de ténacité et de persévérance, en rapport avec le bonheur qu’il en a déjà retiré. Le fait que telle expérience aura échoué, entreprise sous l’empire de certaines circonstances, ne l’empêchera pas de la renouveler, les conditions étant modifiées.
L’expérience est purement individuelle. Elle ne s’impose pas. Elle diffère d’individu à individu. Ses résultats sont autres selon qui la tente. L’anarchiste n’envisagera jamais l’expérience collective — celle tentée en commun — que comme éminemment provisoire et en rapport direct avec les joies qu’il peut en tirer, joies dans tous les domaines : intellectuelles, intérieures, affectives, sensuelles, économiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il rompra l’association par caprice ou à la moindre difficulté qui se présentera.
Le plaisir, l’intérêt de l’expérience consiste essentiellement en les péripéties de l’effort accompli pour la mener à bonne fin. L’abri sur le bord de la route, la cabane au fond du champ, le chalet qui domine la colline, tous sont les résultantes d’efforts ; achevés, ils symbolisent la halte, l’arrêt de l’effort, le terminus de l’expérience. Tout idéal atteint, tout but rejoint ne satisfait plus, enlize, et menace de se transformer en mare stagnante, de la vase de laquelle on ne se dépêtre plus. Le développement individuel, l’exercice des initiatives, la mise en valeur des énergies, l’efficacité des réactions réclament que les expériences se modifient, se renouvellent, se contredisent parfois. Ajoutons que certaines expériences contiennent en elles-mêmes le germe d’expériences ultérieures.
Vit bien quiconque s’est amassé un trésor d’expérience, un trésor qui défie les voleurs et les krachs. C’est grâce à la variété des expériences qu’on apprend à connaître le cœur des hommes et le fond des choses, ce sont elles qui nous font écarter les voiles d’Isis et éclaircir les mystères. En les multipliant, les expériences font fréquenter à l’anarchiste un bon nombre de camarades, une multitude de personnes qui n’en sont pas. Elles l’amènent à être « bon », non pas niaisement bon, mais à considérer autrui selon les lumières et la mentalité d’autrui, selon la conception qu’autrui se fait de la vie. C’est ce qui rend l’anarchiste capable de ne plus juger, d’entreprendre des expériences a plusieurs. La pluralité des expériences agrandit la portée du raisonnement, élargit le rayonnement du sentiment, les débarrassant de la mesquinerie de concepts, de la pauvreté d’idées, de l’étroitesse de vues, si communes chez les êtres dont la vie est peu accidentée ou les expériences rares.
L’homme qui a « bien vécu », autrement dit : réalisé le maximum d’expériences compatibles avec ses capacités de perception ou d’initiative, connu le maximum d’émotions et de sensations en rapport avec sa force de résistance ou son énergie d’appréciation, cet homme-là « meurt bien ». Sa couche dernière ignore les remords, les regrets, la crainte d’une survivance quelconque de son individualité qui, si elle existait jamais, ne pourrait constituer qu’un champ d’expériences nouvelles. Point de prêtre à son lit mortuaire. Il s’en va pleinement heureux à la pensée qu’il a pu contribuer, par son exemple ou sa propagande, à engager d’autres sur la route large et féconde des expériences. L’anarchiste fait de la vie une expérience, une série d’expériences.
XI
OF LIFE AS EXPERIENCE
Different aspects of life. — An anarchist conception of life. — Conditions, phases, value of experience. — Living well and dying well.
Life can be seen as a chore, as a tedious function that must be fulfilled with the desire to finish it as quickly as possible. It can be seen as a stepping stone to honors, as a pretext for military, literary or other glory, or even as a career.
One can regard life as a means to achieve a liberal, commercial, industrial situation, as a theater where a political or administrative role is reserved for you. One can harbor much more modest aims, desire to live as a “good man,” as an “honest man,” as a “serious worker,” to begin with an apprenticeship or preparatory studies for the profession or trade that one will embrace later, continue with a stay in the barracks, where one is classified as a “good soldier”, continue with the factory or office where one shows oneself to be a “good worker,” by a marriage as advantageous as possible, always qualified as a “good husband,” as a “good father,” go to the country on days off and then end up dying as one has lived, without “doing harm to anyone,” nor good either.
These are not the ideas that the anarchist felt. Let us see, then, what his idea of life is.
If he is consistent with himself, if he applies the experimental method to life, in this case to his own, he will consider it as an experiment, indeed as a series of experiments, presuming it long enough to vary it, to make it active, in a word to make it profitable to himself. Life — his life — will be a field of study and an object lesson for him.
It is on purpose that we repeat « his life », for no one becomes aware of life who does not first become aware of his own. After all, life exists only because we exist, only because we perceive it; life could abound without our existing, what would be the interest for us?
The anarchist will live life intensely, with no other restriction than to keep himself in a state to appreciate it, with no other measure than his individual capacity to enjoy it. He will not be afraid of it. He will not fear the consequences of his experiences, which does not mean that he will make them dangerous for pleasure. He will not linger over those from which he would only derive bitterness and in which he would find no satisfaction. He will not prolong them uselessly. He will never be bound by a previous experience. Sometimes, circumstances will dictate to him the path on which to take himself and sometimes his experiences will influence the course of events. He will always tend to remain the master of his experiences, never to accept that they master him.
It is for life that the anarchist will live life, it is for experience that he will attempt experience. He does not expect success in all those he attempts; he will not foolishly insist on their all succeeding as he wishes. He will attach himself to those which seem to him to deserve the most tenacity and perseverance, in proportion to the happiness he has already derived from them. The fact that a certain experiment has failed, undertaken under the influence of certain circumstances, will not prevent him from renewing it, the conditions being modified.
The experience is purely individual. It is not imposed. It differs from individual to individual. Its results are different depending on who attempts it. The anarchist will never consider the collective experience — that attempted in common — as anything other than eminently provisional and in direct relation to the joys that he can draw from it, joys in all areas: intellectual, interior, emotional, sensual, economic. Which does not mean that he will break the association on a whim or at the slightest difficulty that arises.
The pleasure, the interest of the experience consists essentially in the twists and turns of the effort made to bring it to a successful conclusion. The shelter on the side of the road, the cabin at the bottom of the field, the chalet overlooking the hill, all are the results of efforts; completed, they symbolize the halt, the cessation of the effort, the terminus of the experience. Any ideal attained, any goal reached no longer satisfies, bogs down, and threatens to transform itself into a stagnant pool, from the mud from which one can no longer extricate oneself. Individual development, the exercise of initiatives, the development of energies, the effectiveness of reactions demand that experiences be modified, renewed, sometimes contradicted. Let us add that certain experiences contain within themselves the germ of later experiences.
They live well who have amassed a treasure of experience, a treasure that defies thieves and crashes. It is thanks to the variety of experiences that we learn to know the hearts of men and the depths of things; it is they that make us part the veils of Isis and clarify mysteries. By multiplying them, experiences make the anarchist frequent a good number of comrades, a multitude of people who are not. They lead him to be “good,” not to be foolishly good, but to consider others according to the lights and mentality of others, according to the conception that others have of life. This is what makes the anarchist capable of no longer judging, of undertaking experiences with several people. The plurality of experiences enlarges the scope of reasoning, broadens the radiation of feeling, ridding them of the pettiness of concepts, the poverty of ideas, the narrowness of views, so common among beings whose lives are uneventful or whose experiences are rare.
The man who has “lived well”, the one who has achieved the maximum of experiences compatible with his capacities of perception or initiative, known the maximum of emotions and sensations in relation to his strength of resistance or his energy of appreciation, this man “dies well.” His final rest known no remorse, regrets, the fear of any survival of his individuality which, if it ever existed, could only constitute a field of new experiences. No priest at his deathbed. He goes away fully happy in the thought that he was able to contribute, by his example or his propaganda, to engaging others on the wide and fertile road of experiences. The anarchist makes of life an experience, a series of experiences.
XII
LES ANARCHISTES ENVISAGÉS COMME ESPÈCE ET LA CAMARADERIE
Les anarchistes « une espèce. » parmi le genre humain. — Théorie et pratique de l’entr’aide ou « camaraderie ». — La vie privée. — Nécessité de la critique des idées anarchistes par les anarchistes eux-mêmes.
Nous avons déjà exprimé cette opinion que « l’individualiste » était une aberration, l’homme est un être sociable et l’anarchiste qui fait partie du genre humain ne fait pas exception. L’être humain n’est pas sociable par accident, puisque son organisation physiologique le contraint à rechercher, pour se compléter, pour se reproduire, un de ses semblables d’un sexe différent. D’une façon générale, un peut constater que les hommes pratiquent la sociabilité sans réflexion ou sous la menace de la contrainte : à l’école, à la caserne et plus tard à l’usine, ils vivront en commun une grande partie de leur existence avec des individus vers lesquels aucune affinité ne les attire, auprès desquels aucune sympathie ne les retient. Dans les grandes villes, ils giteront en d’immenses édifices, autre espèce de casernes, porte à porte avec des voisins auxquels aucun lien intellectuel ou moral ne les lie. On se mariera même sans se connaître, sans aucune connaissance de ses besoins respectifs.
Or, c’est ce que ne fera pas l’anarchiste. Il n’entend pas plus être esclave de la sociabilité imposée que se placer sous le joug de la solidarité forcée. Il s’unira à ses camarades, aux anarchistes, à ceux de son espèce. A ceux de son espèce est bien l’expression convenable, car on ne saurait nier que les anarchistes ne‘ forment, parmi le genre humain, une espèce reconnaissable à des traits psychologiques bien déterminés. Les individus qui, consciemment, rejettent les dominations et les exploitations de toutes sortes, vivent ou tendent à vivre sans dieux ni maîtres, cherchent à se reproduire en d’autres êtres afin de perpétuer leur espèce et de continuer leur besogne intellectuelle ou pratique, leur œuvre à la fois d’éducation et de destruction. Ces individus-là forment bien une espèce à part, dans le genre humain, une espèce aussi différente des autres espèces d’hommes que, dans la gent canine, le terre-neuve l’est du roquet.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de faire de l’anarchiste un « surhomme » parmi les hommes, pas plus qu’il ne s’agit de faire du terre-neuve un « surchien » parmi les chiens. Il existe pourtant une différence: le terre-neuve est un type arrêté qui n’évoluera pas ; le type « anarchiste» évoluera : il remplit, dans le genre humain, le rôle qu’ont joué les espèces prophétiques dans l’évolution des êtres vivants ou encore on peut l‘assimiler à ces types mieux doués, plus vigoureux, plus aptes à la lutte pour la vie qui apparaissent à un certain moment au sein d’une espèce et finissent par déterminer le devenir de l’espèce. Avec leurs imperfections, leurs manquements, leurs erreurs, les anarchistes constituent, croyons-nous, à l’état latent, le type de l’homme futur : l’individu d’esprit libre, de corps sain, de volonté éduquée, vivant pleinement la vie.
L’anarchiste n’est pas un isolé dans son espèce. Entre eux, les anarchistes pratiquent la « camaraderie n, terme synonyme d’ « entraide » ou de « solidarité »; comme toutes les espèces en péril constant d’être attaquées, ils tendent instinctivement à la pratique de « l’entr’aide dans l’espèce n. Il est difficile de décrire en détail quelles formes peut revêtir l’entr’aide ainsi comprise car ces formes sont multiples; la tendance est que parmi les anarchistes aucun cerveau s’atrophie, faute de culture, nul cœur se dessèche faute d’affection, pas un estomac se rétrécisse faute d’aliments ; ils mettront donc tout en œuvre pour réaliser au moins une partie de ce but. Ceux qui savent ou possèdent plus mettront leur savoir ou leurs avantages à la disposition de ceux qui ont moins; plus diminue dans l’espèce le nombre d’individus souffrants et moins l’espèce entière souffre. D’une façon générale, l’anarchiste soutiendra les différents genres de propagande sérieuse auxquels se livrent ceux de ses camarades mieux doués pour la diffusion par l’écrit ou la parole des idées anarchistes ; il aidera à vivre d’une vie plus indépendante ses camarades plus hardis ou mieux adaptés que lui à vivre leur vie en marge des conventions courantes.’ Il est élémentaire qu’il ne trahira pas la confiance de ses camarades, qu’il pourra compter sur eux comme ils pourront compter sur lui, dans la mesure de ses possibilités, bien entendu, mais sans invoquer à tout propos le défaut de possibilités; ainsi, il ne reculera pas devant les inconvénients que lui susciteront sans nul doute la pratique de la camaraderie dans la société actuelle. D’une façon générale, il ne se permettra pas une vie dont le luxe et l’aisance jurerait avec le dénûment de règle presque constante chez ses camarades. La tendance, nous le répétons, est vers la disparition de la souffrance évitable dans l’espèce : n’est pas un camarade quiconque tend. au contraire, à prolonger ou à augmenter la souffrance chez ses camarades.
Les anarchistes ne rejettent pas de leur espèce les individus ou mal portants ou faibles moralement. Il leur suffit de sentir en eux la sincérité, puis la tendance à la réalisation des caractéristiques qui, parmi les hommes, distinguent les anarchistes, enfin le désir de la pratique de l’entr’aide. Ils useront donc de force patiente à l’égard des plus faibles, des moins doués d’entre eux et ne se désespéreront point si leur éducation demande certains soins spéciaux : l’anarchiste se contente d’une persévérance vraie dans l’effort.
Les groupements anarchistes s’établissent plus étroitement sur les affinités de tempérament ou de caractère de‘ ceux qui les composent. Ils ne se jalousent pas et admettent fort bien qu’un camarade fasse partie de plusieurs de ces groupements, quitte l’un d’eux à un moment donné pour se joindre à un autre. D’une façon générale, c’est par rapport à soi que l’anarchiste détermine que tel ou tel est un camarade, ce n’est aucunement par le ouï dire particulier ou commun; avant tout la camaraderie est d’ordre individuel et, comme toutes les autres phases de la vie anarchiste, elle est une expérience. Parce qu’elle est d’ordre individuel et une expérience, les anarchistes ne se livrent pas à la critique de la vie privée de leurs camarades, c’est à dire de la façon dont chacun entend vivre sa vie, sous réserve naturellement que cette vie tende à l’accord avec les convictions affichées. Nous nous sommes déjà expliqués à ce sujet, un anarchiste n’est pas plis millionnaire qu’il se fait des rentes avec sa propagande, qu’il « estampe » ses camarades ou est agent de la sûreté. Ceci coule de source.
Si, pour les raisons que nous venons d’esquisser, l’anarchiste ne critique pas la vie de ses camarades, il ne se défendra nullement l’examen critique de leurs idées, en tant qu’elles sont exprimées publiquement ; il ne laissera pas s’établir de « hors concours » individuels qui placeraient certaines œuvres, certaines déclarations sur un pied d’infaillibilité. La vie anarchiste vibre, évolue, se transforme, se critique et s’analyse elle-même, ne sera pas demain ce qu’elle était hier; elle ne se fige pas en d’immuables conceptions et le véritable anarchiste fera tout ce qui lui est possible — ce sera même une des occupations de sa vie de militant — pour éviter au mouvement anarchiste de sombrer dans l’ornière de la routine ou du dogmatisme.
XII
ANARCHISTS AS A SPECIES AND CAMARADERIE
Anarchists “a species” among mankind. — Theory and practice of mutual aid or “camaraderie.” — Private life. — Necessity of criticism of anarchist ideas by anarchists themselves.
We have already expressed the opinion that the “individualist” was an aberration; man is a sociable being and the anarchist who is part of the human race is no exception. The human being is not sociable by accident, since his physiological organization forces him to seek, in order to complete himself, to reproduce, one of his fellow men of a different sex. Generally speaking, one can see that men practice sociability without reflection or under the threat of constraint: at school, in the barracks and later in the factory, they will live in common a large part of their existence with individuals towards whom no affinity attracts them, with whom no sympathy retains them. In the big cities, they will lodge in immense buildings, another kind of barracks, door to door with neighbors to whom no intellectual or moral bond binds them. People will even marry without knowing each other, without any knowledge of their respective needs.
Now, this is what the anarchist will not do. He does not intend to be a slave to imposed sociability any more than to place himself under the yoke of forced solidarity. He will unite with his comrades, with the anarchists, with those of his species. With those of his species is the appropriate expression, because it cannot be denied that the anarchists form, among the human race, a species recognizable by well-determined psychological traits. Individuals who consciously reject domination and exploitation of all kinds, live or tend to live without gods or masters, seek to reproduce themselves in other beings in order to perpetuate their species and continue their intellectual or practical work, their work of both education and destruction. These individuals form a species apart, in the human race, a species as different from other species of men as, in the canine race, the Newfoundland is from the cur.
Let us be clear, it is not a question of making the anarchist a “superman” among men, any more than it is a question of making the Newfoundland a “superdog” among dogs. There is, however, a difference: the Newfoundland is a fixed type that will not evolve; the “anarchist” type will evolve: it fulfills, in the human race, the role that the prophetic species played in the evolution of living beings or it can be assimilated to those types better endowed, more vigorous, more apt to the struggle for lifem which appear at a certain moment within a species and end up determining the future of the species. With their imperfections, their failings, their errors, the anarchists constitute, we believe, in a latent state, the type of the future man: the individual of free spirit, healthy body, educated will, living life to the full.
The anarchist is not isolated in his species. Among themselves, anarchists practice “camaraderie,” a term synonymous with “mutual aid” or “solidarity;” like all species in constant danger of being attacked, they instinctively tend to the practice of “mutual aid within the species.” It is difficult to describe in detail what forms mutual aid thus understood can take, because these forms are multiple; the tendency is that among anarchists no brain atrophies for want of culture, no heart withers for want of affection, no stomach shrinks for want of food; they will therefore do everything in their power to achieve at least part of this goal. Those who know or possess more will place their knowledge or advantages at the disposal of those who have less; the more the number of suffering individuals in the species diminishes, the less the entire species suffers. In general, the anarchist will support the different kinds of serious propaganda engaged in by those of his comrades who are better gifted in spreading anarchist ideas through writing or speech; he will help his comrades who are bolder or better adapted than he to live their lives outside current conventions to live a more independent life. It is elementary that he will not betray the trust of his comrades, that he will be able to count on them as they will be able to count on him, to the extent of his possibilities, of course, but without invoking at every turn the lack of possibilities; thus, he will not shrink from the inconveniences that the practice of comradeship in today’s society will undoubtedly cause him. In general, he will not allow himself a life whose luxury and ease would clash with the almost constant lack of rule among his comrades. The tendency, we repeat, is towards the disappearance of avoidable suffering in the species: he is not a comrade who, on the contrary, tends to prolong or increase the suffering of his comrades.
Anarchists do not reject from their species individuals who are either unhealthy or morally weak. It is enough for them to feel in themselves sincerity, then the tendency to realize the characteristics which, among men, distinguish anarchists, and finally the desire to practice mutual aid. They will therefore use patient force with regard to the weakest, the least gifted among them and will not despair if their education requires certain special care: the anarchist is content with true perseverance in the effort.
Anarchist groups are more closely based on the affinities of temperament or character of those who compose them. They are not jealous of each other and quite readily admit that a comrade is part of several of these groups, leaves one of them at a given moment to join another. Generally speaking, it is in relation to oneself that the anarchist determines that such and such is a comrade, it is in no way by particular or common hearsay; above all, camaraderie is of an individual nature and, like all other phases of anarchist life, it is an experience. Because it is of an individual nature and an experience, anarchists do not engage in criticism of the private lives of their comrades, that is to say of the way in which each intends to live his life, provided naturally that this life tends towards agreement with the convictions displayed. We have already explained ourselves on this subject, an anarchist is not more a millionaire than he makes rents with his propaganda, that he “stamps” his comrades or is an agent of the security. This is obvious.
If, for the reasons we have just outlined, the anarchist does not criticize the life of his comrades, he will not in any way deny himself the critical examination of their ideas, insofar as they are publicly expressed; he will not allow the establishment of individuals “out of competition,” which would place certain works, certain declarations on a footing of infallibility. Anarchist life vibrates, evolves, transforms itself, criticizes and analyzes itself. It will not be tomorrow what it was yesterday; it does not freeze in immutable conceptions and the true anarchist will do everything possible — it will even be one of the occupations of his life as a militant — to prevent the anarchist movement from sinking into the rut of routine or dogmatism.
XIII
LES INCONSÉQUENCES DES ANARCHISTES
On ne gagne bien a dissimuler ses fautes. — Mécomptes et désillusions. — Capacité de pensée et faculté de réalisation. — Une tendance fâcheuse. — L’effort persévérant.
On nous objectera que le tableau que nous avons tracé est idyllique, qu’à les considérer de près, les anarchistes ressemblent beaucoup trop à « tout le monde n, qu’ils se critiquent parfois niaisement, que les raisons de leur hostilité de tel à tel autre sont souvent mesquines et basses… Nous ne le nierons pas.
On ne gagne rien à dissimuler ses fautes ou ses erreurs. Toutes les religions, tous les partis ont usé de ce stratagème en s’abritant derrière « les besoins de la cause». Mal leur en a pris: les inconséquences des pratiquants avaient perdu la religion bien avant que le travail de la critique ait fait justice de ses dogmes et on ne s’enrôle plus dans un parti que parce qu’on compte y trouver un moyen de faire ses affaires. Un esprit droit ne s’émeut pas outre mesure des inconséquences qui paraissent ternir dans sa pratique une théorie donnée : il a vite fait de scruter plus profondément que la surface; il se rend compte des faits, puis il les examine en toute sincérité ; il les analyse avec impartialité : il en tire enfin des conclusions qui augmentent ses connaissances et qu’il communique à ses camarades comme autant de sujets de réflexion à méditer.
Sans doute, un anarchiste ne saurait se soucier des exclamations intéressées des bourgeois et des moralistes religieux ou laïques. Il sied mal au pharisaïsme bourgeois, un pharisaïsme terre à terre, de tirer je ne sais quelle vanité des inconséquences des anarchistes :
Honnêtes gens dont la fortune s’édifie sur l’exploitation des moins chanceux, cerveaux sans horizon dont l’unique préoccupation est la recherche du moyen de parvenir, parents soucieux de caser convenablement leur progéniture tout autant que marchands inquiets de se débarrasser du mieux de leurs laissés pour compte, jouisseurs éhontés sous le masque d’une respectabilité gourmée, de leurs protestations, autant en emporte le vent.
Il ne sied plus aux moralistes d’exhiber une pudeur offensée : nous savons ce que recouvrent les mines effarouchées des journalistes bien pensants ou des écrivains bien apparentés ; nous n’ignorons pas leurs grandes occupations : préserver de la sape les fondations de la société actuelle; tant privilégiés que soudoyés de privilégiés, ils ont compris tout ce que gagnerait leur cause à détourner l’attention des non privilégiés sur les inconséquences de ceux qu’ils savent leurs irréconciliables adversaires.
Donc quand nous examinons la question des inconséquences des anarchistes, ce n’est aucunement pour nous justifier aux yeux des non anarchistes. Nous visons plus haut et plus loin. C’est parce que nous ne parlons pas que pour parler, nous n’écrivons pas que pour écrire. Nous pensons qu’une théorie ne vaut pas grand chose qui ne s’étale sur la pratique et que nous avons tout avantage à rechercher les raisons des écarts qui se remarquent parfois entre la conception anarchiste et sa réalisation.
Une première constatation qui s’applique à tous les domaines c’est que la pensée est en avance sur l’action. Je n’en déduis point une loi, déduction dangereuse : je me borne à constater un fait. Nous échafaudons avec une extrême facilité des théories que nous ne pouvons qu’à grand peine ou presque pas réaliser.
Colonies communistes, pratique de la camaraderie effective, expériences d’amour libre et de liberté sexuelle, œuvres de toutes sortes à accomplir en commun, que de projets conçus avec ardeur et qui ont conduit à de misérables échecs. Et dans nos vies individuelles, que de mécomptes, de déceptions, comme nous nous trouvons parfois au-dessous de ce que nous souhaiterions être ; ainsi nous qui désirons par dessus tout être, combien de fois n’avons-nous pas dû nous résigner uniquement à paraître.
Nous voudrions être bons et nous nous découvrons mauvais. Nous désirions œuvrer par désintéressement et soudain nous nous trouvons grossièrement intéressés. Nous nous prétendions exempts de jalousie, d’envie, de rancune et voici que nos actes démentent nos prétentions. Que d’antipathies, de mouvements d’impatience, d’humeur, de gestes de vanités incompatibles avec le portrait que nous dessinions nous-mêmes de l’anarchiste conscient. Nous déclamions contre la propriété et des heures ont sonné où nous nous sommes révélés féroces propriétaires de certaines choses et de certains êtres. Nous dénoncions les dominations et telles circonstances nous démontrent de purs autoritaires. Nous déclarions le monde assez vaste pour que nos propagandes diverses puissent s’y donner libre jeu et le premier venu qui œuvre autrement que nous nous bouleverse. Nous nous affirmons tolérants et la moindre opposition nous torture. Autant d’amères désillusions ?
Eh bien, tout cela est vrai. Nous avions, en nos cerveaux, bâti une demeure merveilleuse : au jour de la réalisation, elle s’est muée en un misérable galetas, heureux encore s’il est habitable. Notre capacité de pensée avait dépassé notre faculté de réalisation, voilà tout. Le mystère consiste en ceci: c’est que nos circonstances ataviques et éducationnelles, le côté instinctif de notre nature ne sont que rarement en équilibre avec le fonctionnement de notre organisme intellectuel, que la réflexion profonde tend à rendre de plus en plus individuel et indépendant. L’exercice de la volonté tend à les mettre d’accord et c’est du plus ou moins de puissance effective de cet exercice raisonné que dépend le plus ou moins de concordance entre la pensée et l’acte.
Une erreur dont la source remonte à maints de nos théoriciens anarchistes, c’est la tendance à uniformiser la vie anarchiste. Au fond, est anarchiste quiconque possède une conception originale, personnelle de la vie, conception respectant bien entendu l’originalité, l’individualité de la vie de son camarade.
La propagande réellement anarchiste consiste: 1° à déblayer les voies qui s’opposent aux manifestations des conceptions originales et individuelles le la vie; 2° à s’efforcer de susciter chez autrui, an chacun, le besoin d’une conception telle.
La faute suprême, c’est qu’il se rencontre des propagandistes, des écrivains, qui tentent, eux, l’amener les individus tantôt à la conception que se fait le propagandiste ou l’écrivain de la vie anarchiste, tantôt à une soi-disant conception anarchiste ne varietur de la vie.
De méprise en méprise, si l’on n’y veille, des congrès se réuniront qui finiront par décider qu’il n’est pas d’autre anarchisme que celui voté par la majorité de ses délibérants… J’estime que tout anarchiste ou groupe d’anarchistes fait une déplorable besogne quand il veut avant tout enrôler des adhérents à sa conception de l’anarchisme. L’œuvre féconde c’est celle qui pousse chacun à se créer une conception de la vie qui lui soit propre; le reste est que dogmatisme ou autoritarisme.
Il s’ensuit que les actes d’un anarchiste sont parfois taxés d’inconséquence (1) parce qu’ils ne sont pas en conformité avec la conception qu’un anarchiste en renom, un livre répandu, un groupe nombreux, proclame être celle de la vie anarchiste. C’est une considération à envisager sérieusement pour qui ose crier à l’inconséquence ou prétend que i tel ou tel acte fait tort à l’idée anarchiste. De qui donc ont-il reçu le mandat de jauger les mentalités ou les consciences individuelles.
On peut aussi attribuer plusieurs des inconséquences des anarchistes à leur idéal élevé. Certes, les satisfaits du statu quo, ceux qui poursuivent béatement leur petit bonhomme de chemin, ceux que ne hante aucun désir d’expérience, ceux-là sont conséquents à bon compte. Pour l’anarchiste, qui veut suivre une route indépendante et libre, la scène change. La recherche d’équilibre entre la pensée et l’acte, l’exercice de la volonté tendant à les mettre d’accord ou à leur indiquer des buts plus élevés encore, tout cela constitue l’intérêt de la vie individuelle, devient la vie elle-même; arène où les inconséquences sont comme autant de jalons qui marquent les tournants des expériences qui échouent, carrière semée de victoires et de défaites, d’enthousiasmes et d’abattements, d’en se dégagent. peu à peu la valeur d’une persévérance inlassable, la nécessité d’une éducation de la volonté.
Il n’est rien là qui puisse décourager l’anarchiste, Il connait la violence de l’effort requis pour mettre d’accord théorie et pratique : il n’est pas au-dessus de ses capacités puisque son entendement a pu le concevoir. Il le tentera, persévèrera, exercera, éduquera sa volonté, combattra tares ancestrales et influences du milieu. J’ajoute que c’est à cet effort persévérant, quoique pas toujours couronné de succès, qu’on reconnaîtra sa sincérité, car le soi-disant camarade qui accepterait l’inconséquence comme fait inéluctable serait ou un fourbe et la fourberie répugne à la camaraderie, ou un paresseux chronique, — tempérament antianarchiste par excellence.
Pour conclure: l’anarchiste actuel, me semble autant ressembler à l’être bon, sain, libre, sans préjugés, doué d’une vie si intensément originale qu’elle ne saurait porter atteinte à l’originalité de la vie d’autrui, ajoutant à toutes les expériences de la vie sans se laisser dominer par aucune’ d’elle à
L’anarchiste du devenir en un mot, que le pithécanthrope du docteur Dubois ressemblait à l’homme du XXe siècle. L’anarchiste actuel me parait une sorte de « missing link » reliant le révolté inconscient des temps troublés, esclave encore d’instincts et de craintes préhistoriques, à l’anarchiste futur. C’est ce qui doit nous consoler de tant d’inconséquences, celles qui crèvent les yeux et celles qu’on ignore, bien qu’elles ne soient pas les moins graves.
(l) Prenons par exemple l’amour libre ou la liberté sexuelle. Il veut absolument qu’il n’existe qu’une seule conception anarchiste de l’amour libre, comme si l’amour libre ne variait des d’individu à individu, — que dis-je, d’époque à époque dans la vie d’un individu, — de circonstances à circonstances dans une phase donnée de son existence. La liberté sexuelle ou affective idéale consiste en la pleine possibilité pour chacun de déterminer ou d’expérimenter à son gré sa vie sexuelle ou affective, en rien d’autre. Nullement de se conformer à une règle donnée. D’ailleurs quant on en vient aux individus, on découvre bien vite que les différentes conceptions sous ce rapport varient selon que les caractères sont volages ou constants, les tempéraments passionnés ou affectifs, ou les deux également. Ainsi la forme d’amour libre et plural qui me semblerait convenir à ma conception de la vie est une sorte de polygamie volontaire et restreinte, mais je l’entoure de distinctions et de nuances qui paraitraient, si je les exposais, autant de subtilités à tout autre qu’à moi. La question de la propriété des objets qui forme le prolongement de la personnalité varie également dans sa solution, d’un anarchiste-communiste à un autre.
XIII
THE INCONSISTENCIES OF THE ANARCHISTS
There is no gain in concealing one’s faults. — Mistakes and disillusionments. — Capacity for thought and faculty of realization. — An unfortunate tendency. — Persevering effort.
It will be objected that the picture we have painted is idyllic, that when you look at them closely, the anarchists resemble “everyone else” too much, that they sometimes criticize each other foolishly, that the reasons for their hostility towards one person is often petty and base… We will not deny it.
There is no gain in hiding one’s faults or errors. All religions, all parties have used this stratagem by hiding behind “the needs of the cause.” They were wrong: the inconsistencies of the practitioners had doomed religion long before the work of criticism had done justice to its dogmas and one no longer enlists in a party except because one expects to find there a means of doing one’s business. An upright mind is not overly moved by the inconsistencies that seem to tarnish a given theory in its practice: it is quick to scrutinize deeper than the surface; it realizes the facts, then it examines them in all sincerity; it analyzes them impartially: it finally draws conclusions from them which increase its knowledge and which it communicates to its comrades as so many subjects for reflection to meditate on.
No doubt an anarchist cannot be concerned with the interested exclamations of the bourgeoisie and of religious or secular moralists. It ill suits bourgeois pharisaism, a down-to-earth pharisaism, to draw some vanity from the inconsistencies of the anarchists:
Honest people whose fortune is built on the exploitation of the less fortunate, brains without horizons whose only concern is the search for a way to succeed, parents anxious to find a suitable place for their offspring as much as merchants anxious to get rid of their neglected ones as best they can, shameless pleasure-seekers under the mask of a strict respectability, their protests, gone with the wind.
It is no longer fitting for moralists to exhibit an offended modesty: we know what is hidden behind the startled faces of right-thinking journalists or well-connected writers; we are not unaware of their great occupations: preserving the foundations of today’s society from being undermined; both privileged and bribed by the privileged, they have understood all that their cause would gain by diverting the attention of the non-privileged to the inconsistencies of those they know to be their irreconcilable adversaries.
So when we examine the question of the inconsistencies of anarchists, it is in no way to justify ourselves in the eyes of non-anarchists. We aim higher and further. It is because we do not speak just for the sake of speaking, we do not write just for the sake of writing. We think that a theory is not worth much if it is not spread over practice and that we have every advantage in seeking the reasons for the gaps that are sometimes noted between the anarchist conception and its realization.
A first observation that applies to all areas is that thought is ahead of action. I do not deduce a law from this, a dangerous deduction: I limit myself to noting a fact. We construct with extreme ease theories that we can realize only with great difficulty or almost not at all.
Communist colonies, the practice of effective camaraderie, experiments in free love and sexual freedom, works of all kinds to be accomplished in common, how many projects conceived with ardor and which have led to miserable failures. And in our individual lives, how many disappointments, as we sometimes find ourselves below what we would like to be; so we who desire above all to be, how many times have we not had to resign ourselves only to appearing.
We would like to be good and we discover that we are bad. We wanted to work out of disinterest and suddenly we find ourselves grossly interested. We claimed to be free of jealousy, envy, resentment and here our actions belie our pretensions. How many antipathies, movements of impatience, moods, gestures of vanity incompatible with the portrait that we ourselves drew of the conscious anarchist. We declaimed against property and hours have come when we revealed ourselves to be fierce owners of certain things and certain beings. We denounced dominations and such circumstances demonstrate us to be pure authoritarians. We declared the world vast enough for our various propagandas to be able to have free play there and the first comer who works differently from us upsets us. We claim to be tolerant and the slightest opposition tortures us. So many bitter disillusionments?
Well, all this is true. We had, in our brains, built a marvelous dwelling: on the day of realization, it was transformed into a miserable garret, fortunate still if it is habitable. Our capacity for thought had exceeded our faculty of realization, that’s all. The mystery consists in this: it is that our atavistic and educational circumstances, the instinctive side of our nature are only rarely in equilibrium with the functioning of our intellectual organism, which deep reflection tends to make more and more individual and independent. The exercise of the will tends to bring them into agreement and it is on the more or less effective power of this reasoned exercise that depends the more or less concordance between thought and act.
An error whose source goes back to many of our anarchist theorists is the tendency to standardize anarchist life. Basically, an anarchist is anyone who has an original, personal conception of life, a conception that of course respects the originality, the individuality of the life of his comrade.
Really anarchist propaganda consists of: 1. clearing the paths of what opposes the manifestations of original and individual conceptions of life; 2. striving to arouse in others, in each one, the need for such a conception.
The supreme fault is that there are propagandists and writers who try to bring individuals either to the propagandist’s or writer’s conception of anarchist life or to a so-called ne varietur anarchist conception of life.
From misunderstanding to misunderstanding, if we are not careful, congresses will meet that will end up deciding that there is no other anarchism than that voted by the majority of its deliberators… I believe that any anarchist or group of anarchists is doing a deplorable job when it wants above all to enlist adherents to its conception of anarchism. The fruitful work is that which pushes each person to create a conception of life that is proper to them; the rest is only dogmatism or authoritarianism.
It follows that the actions of an anarchist are sometimes accused of inconsistency (1) because they are not in conformity with the conception that a renowned anarchist, a popular book, a large group, proclaims to be that of anarchist life. This is a consideration to be seriously considered by anyone who dares to cry inconsistency or claims that such and such an act harms the anarchist idea. From whom then have they received the mandate to gauge individual mentalities or consciences.
Many of the anarchists’ inconsistencies can also be attributed to their high ideals. Certainly, those who are satisfied with the status quo, those who blissfully pursue their little path, those who are not haunted by any desire for experience, these are consistent at little cost. For the anarchist, who wants to follow an independent and free path, the scene changes. The search for balance between thought and action, the exercise of the will tending to bring them into agreement or to indicate to them still higher goals, all this constitutes the interest of individual life, becomes life itself; an arena where inconsistencies are like so many milestones marking the turning points of experiments that fail, a career strewn with victories and defeats, enthusiasms and dejections, from which emerges little by little the value of tireless perseverance, the necessity of an education of the will.
There is nothing here that can discourage the anarchist. He knows the violence of the effort required to bring theory and practice into agreement: it is not beyond his capacities since his understanding has been able to conceive it. He will attempt it, persevere, exercise, educate his will, combat ancestral defects and environmental influences. I add that it is by this persevering effort, although not always crowned with success, that his sincerity will be recognized, because the so-called comrade who would accept inconsistency as an inescapable fact would be either a deceiver, and deceit is repugnant to comradeship, or a chronic lazybones, — an anti-anarchist temperament par excellence.
To conclude: the current anarchist seems to me to resemble as much the good, healthy, free, unprejudiced being, endowed with a life so intensely original that it cannot harm the originality of the life of others, adding to all the experiences of life without letting himself be dominated by any of them.
The anarchist of becoming in a word, that the Pithecanthropus of Doctor Dubois resembled the man of the 20th century. The current anarchist seems to me a sort of “missing link” connecting the unconscious rebel of troubled times, still slave to prehistoric instincts and fears, to the future anarchist. This is what must console us for so many inconsistencies, those that are obvious and those that we ignore, although they are not the least serious.
Notes:
(l) Take for example free love or sexual freedom. He insists that there should be only one anarchist conception of free love, as if free love did not vary from individual to individual, — what am I saying, from period to period in the life of an individual, — from circumstance to circumstance in a given phase of his existence. Ideal sexual or emotional freedom consists in the full possibility for each person to determine or experiment as he pleases with his sexual or emotional life, in nothing else. In no way to conform to a given rule. Moreover, when we come to individuals, we quickly discover that the different conceptions in this respect vary according to whether the characters are fickle or constant, the temperaments passionate or emotional, or both equally. Thus the form of free and plural love which would seem to me to suit my conception of life is a sort of voluntary and restricted polygamy, but I surround it with distinctions and nuances which would appear, if I were to expose them, as so many subtleties to anyone other than myself. The question of the ownership of objects which form the extension of the personality also varies in its solution, from one anarchist-communist to another.
XIV
DE LA VIE INTÉRIEURE
Point d’activité au dehors sans la vie au dedans. — Manifestations de la vie intérieure. — La vie du sentiment. — Le critérium de la « diminution intérieure. »
De ce que l’anarchiste nie, rejette ou combat les dieux et les maîtres, les autorités et les dominations, il ne s’ensuit pas qu’il ignore la « vie intérieure ». Il y aurait d’ailleurs peu à compter sur l’anarchiste qui ne le serait qu’extérieurement ; avant de le paraître au dehors, il convient de l’être au dedans de soi. L’anarchiste ne repousse pas l’idée d’autorité sous l’impulsion d’un geste d’impatience ou par fantaisie d’enfant gâté : l’anarchiste méprise les lois ou se rit des codes parce qu’il n’en a que faire; ceux-là seuls en ont besoin qui ne connaissent que la vie extérieure. Si l’anarchiste peut vivre d’une vie extérieure intense, il le doit à ce que sa vie intérieure est profonde. Quel plaisir rencontrerait-il dans les expériences de l’existence, si multipliées, si variées puissent-elles se présenter, s’il n’y trouvait matière à méditation et à réflexion ?
L’anarchiste médite, réfléchit, compare. Il sait « se replier sur soi-même ». Il pèse, jauge, mesure ce qu’on lui propose ou expose. Il sculpte «sa statue intérieure ». Il accomplit « sa révolution individuelle ». Il s’est constitué un fonds de connaissances, une réserve d’acquis auxquels il sait avoir recours quand tous les appuis font défaut, un fonds qu’il enrichit, une réserve qu’il accroît continuellement et d’où il tire quotidiennement de nouvelles sources d’étude et d’approfondissement. Il ne s’enquiert pas seulement du pourquoi et du comment des choses, il ne craint pas de se demander leur raison d’être. Sans ce fonds, comment l’anarchiste pourrait-il prétendre pouvoir se passer d’autorité ? Qui ne possède pas de réserve intérieure est contraint, dès qu’apparaît la disette extérieure, d’aller s’approvisionner chez autrui.
L’anarchiste est de mise simple, qui n’exclut pas l’originalité, mais qui n’attire pas les regards. Si sa demeure est confortable — selon ce que lui ont permis les… circonstances pécuniaires ou l’aide de ses camarades, — elle n’est point luxueuse ni jamais encombrée d’objets inutiles à son développement individuel. Ses besoins sont normaux: ni restreints, ni superflus, et si certaines expériences de sa vie l’amènent à sortir inévitablement de la norme, c’est pour y rentrer dés l’expérience achevée.
De cette simplicité, qui est le produit de la franchise et non celui de la vanité — une simplicité naturelle qui exclut l’austérité comme la rudesse, — il ne faut pas inférer que l’anarchiste soit insensible à la beauté, loin de là. Personne plus que lui n’apprécie le beau, le vigoureusement beau, — en art, en littérature, en science, en éthique, — beauté de la nature, beauté des formes corporelles, beauté du raisonnement, des plaisirs des sens, de la volupté saine. Tout cela, l’anarchiste l’apprécie, le ressent, mais sans se‘ laisser guider par le goût général, entrainer par la commune renommée ou aveugler par l’engoûment de certains cénacles. Tout produit d’une recherche sincère, toute œuvre qui reflète une pensée personnelle ou témoigne d’un effort hardi, tout labeur, tout spectacle qui font vibrer les fibres intimes de son être, — tout cela l’attire, retient son attention, provoque sa méditation. Le clinquant l’écarte, le trompe-l’œil l’irrite, la prétention le fait fuir. Il sait fort bien d’ailleurs que, dans le domaine de l’esthétique, l’appréciation est individuelle, et que beauté et laideur sont relatives à l’appréciateur.
L’anarchiste connait la vie du sentiment, les affections intimes, prolongées, les tendresses profondes, les amitiés sûres que n’ébranlent ni les coups de l’adversité ni les joies du succès. Plus sa vie intérieure plonge dans des assises solides et plus elle rayonne dans sa vie sentimentale, qui en acquiert plus de valeur, de vigueur et de délicatesse.
Avant toute autre considération, l’anarchiste tiendra à « ne pas se diminuer » intérieurement, à ne pas entamer son intégrité de pensée, sa puissance d’analyse et de déduction, sa volonté de réflexion et de comparaison; s’il permettait à quoi que ce soit de le rabaisser à ses propres yeux, ce serait une preuve de perte d’équilibre, d’indignité de la vie libre. Il ne considère pas les actes et les gestes au point de vue des conceptions bourgeoises du « bien » et du « mal ». L’anarchiste vit et œuvre sur un plan tout autre, un plan situé « par delà le bien et le mal ». Lui sont licites les actes et les gestes qui ne le diminuent en aucune façon et lui facilitent, dans un sens ou dans un autre, de vivre plus intensément (et non anormalement), de se développer plus pleinement, de savoir davantage. Lui est malsain tout acte, tout geste qui, une fois accompli, annihilera pensée, méditation, réflexion, en un mot attentera à sa valeur intellectuelle, à sa vie intérieure. Il ne saurait connaître d’autre critérium.
Les esprits fermés, enclins au parti-pris oui encore esclaves des préjugés n’admettent point; qu’en dehors de ce qu’ils appellent l’ « honnêteté » ou la « morale » — au sens bourgeois bien entendu — il puisse exister de vie intérieure. Ils l’acceptent chez un Rockefeller, ils la nient chez un Cartouche. Sans se soucier de leurs opinions, négligeables en l’espèce, on peut faire remarquer que la vie ordinaire, courante, « pot au feu » n’est nullement faite pour développer l’intensité de la vie intérieure. Quelle vie intérieure sérieuse peuvent bien avoir des gens qui en sont à se tâter sans cesse pour savoir si tel acte, tel geste, telle démarche est d’accord avec le code ou la morale qu’ils tiennent de leurs aïeux ? Plus la réaction contre le milieu est prononcée et plus la vie intérieure est intense. Ceci dit, ajoutons que l’anarchiste ne rend compte à personne de ce qu’il fait, de ses faits ou de ses gestes. Il ne doit de comptes qu’à soi-même et s’il consent jamais à fournir des explications, ce ne peut être qu’à ses camarades.
XIV
OF THE INNER LIFE
No activity without life within. — Manifestations of the inner life. — The life of feeling. — The criterion of “inner diminution.”
From the fact that the anarchist denies, rejects or fights against gods and masters, authorities and dominations, it does not follow that he is ignorant of the “inner life.” There would be little to count on from the anarchist who would be one only externally; before appearing so externally, it is appropriate to be one internally. The anarchist does not reject the idea of authority under the impulse of an impatient gesture or by the whim of a spoiled child: the anarchist despises laws or laughs at codes because he has no use for them; only those who know only the external life need them. If the anarchist can live an intense external life, he owes it to the fact that his internal life is profound. What pleasure would he find in the experiences of existence, however numerous and varied they may be, if he did not find there matter for meditation and reflection?
The anarchist meditates, reflects, compares. He knows how to “withdraw into himself.” He weighs, gauges, measures what is proposed or exposed to him. He sculpts “his inner statue.” He accomplishes “his individual revolution.” He has built up a fund of knowledge, a reserve of acquired knowledge to which he knows how to resort when all support is lacking, a fund that he enriches, a reserve that he continually increases and from which he draws new sources of study and deepening daily. He does not only inquire into the why and how of things, he is not afraid to ask himself their reason for being. Without this fund, how could the anarchist claim to be able to do without authority? Anyone who does not possess an inner reserve is forced, as soon as external scarcity appears, to go and get supplies from others.
The anarchist is of simple attire, which does not exclude originality, but which does not attract attention. If his home is comfortable — according to what his financial circumstances or the help of his comrades have allowed him — it is not luxurious, nor ever cluttered with objects useless to his individual development. His needs are normal, neither restricted nor superfluous, and if certain experiences in his life inevitably lead him to depart from the norm, it is to return to it as soon as the experience is completed.
From this simplicity, which is the product of frankness and not of vanity — a natural simplicity that excludes austerity as well as rudeness — it should not be inferred that the anarchist is insensitive to beauty. Far from it. No one appreciates the beautiful, the vigorously beautiful more than he — in art, in literature, in science, in ethics — the beauty of nature, the beauty of bodily forms, the beauty of reasoning, of the pleasures of the senses, of healthy voluptuousness. The anarchist appreciates all this, feels it, but without letting himself be guided by general taste, carried away by common fame or blinded by the infatuation of certain circles. Any product of sincere research, any work that reflects a personal thought or testifies to a bold effort, any labor, any spectacle that makes the intimate fibers of his being vibrate — all this attracts him, retains his attention, provokes his meditation. Flashiness pushes him away, trompe-l’oeil irritates him, pretension makes him flee. He knows very well, moreover, that in the domain of aesthetics, appreciation is individual, and that beauty and ugliness are relative to the appreciator.
The anarchist knows the life of feeling, intimate, prolonged affections, deep tenderness, sure friendships that are not shaken by the blows of adversity or the joys of success. The more his inner life is immersed in solid foundations, the more it shines in his sentimental life, which acquires more value, vigor and delicacy.
Before any other consideration, the anarchist will be careful not to “diminish” himself internally, not to undermine his integrity of thought, his power of analysis and deduction, his will to reflect and compare; if he allowed anything to lower him in his own eyes, it would be proof of a loss of balance, of the unworthiness of free life. He does not consider acts and gestures from the point of view of bourgeois conceptions of “good” and “evil.” The anarchist lives and works on a completely different plane, a plane located “beyond good and evil.” Acts and gestures are lawful for him which do not diminish him in any way and facilitate him, in one sense or another, to live more intensely (and not abnormally), to develop more fully, to know more. Any act or gesture that, once accomplished, annihilates thought, meditation, reflection, in a word, attacks his intellectual value, his inner life, is unhealthy for him. He could not know any other criterion.
Closed minds, inclined to bias or still slaves to prejudices, do not admit that outside of what they call “honesty” or “morality” — in the bourgeois sense of course — there can exist an inner life. They accept it in a Rockefeller, they deny it in a Cartouche. Without worrying about their opinions, which are negligible in this case, one can point out that ordinary, current, “pot au feu” life is in no way designed to develop the intensity of the inner life. What serious inner life can people have who are constantly asking themselves to know if such and such an act, such and such a gesture, such and such an approach is in agreement with the code or morality that they hold from their ancestors? The more pronounced the reaction against the milileu, the more intense the inner life. Having said that, let us add that the anarchist does not account to anyone for what he does, his deeds or his gestures. He is only accountable to himself and if he ever agrees to provide explanations, it can only be to his comrades.
XV
LE BOURGEOIS LIBÉRAL ET SYMPATHIQUE
Son rôle et la valeur de son « anarchisme ». — Un danger. — La pierre de touche. — Une mise en demeure inévitable.
L’anarchiste n’est point dépourvu d’amis. On se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux qu’il en eût moins.
Parmi ceux qui se montrent les plus serviables et les plus empressés, il convient de mettre au premier rang « le bourgeois libéral et sympathique ». Souvent d’origine protestante, c’est un bourgeois d’un genre spécial, qui manifeste des vues larges, qui se proclame individualiste sur le terrain intellectuel et moral; aisé, un certain dégoût apparent de la société, une indépendance relative de caractère le rend amène aux idées anarchistes dont il ne possède le plus souvent qu’une notion superficielle. Le « bourgeois libéral et sympathique » a joué dans le mouvement anarchiste un rôle dont on ne saurait nier l’importance, mais que bon nombre de « camarades » qualifient de néfaste, voici pourquoi : a mainte occasion, des publications anarchistes auraient cessé de paraître ou certaines phases de l’activité anarchiste se seraient ralenties si, au moment propice, souvent sollicité, un bourgeois de l’espèce qui nous occupe ne s’était trouvé là pour alimenter d’une subvention la caisse en détresse. Des individualités ont également profité de ces largesses ou de cette générosité. Les camarades dont il s’agit redoutent donc et à juste titre que l’indépendance des individus qui en ont été les bénéficiaires se ressente de ces secours.
Ce n’est pas que le bourgeois libéral et sympathique leur inspire une aversion particulière. Le bourgeois tout court, en redingote et en haut de forme, ne leur répugne pas plus que celui en casquette ou en bourgeron; fortuné, ce dernier ne vaudrait pas mieux que son confrère en habit. Fidèle à sa méthode d’analyse, l’anarchiste se demande ce qu’est réellement le bourgeois anarchisant : il appert de ses recherches :
1° Que c’est un personnage assez bien posé, parfois même haut fonctionnaire ; le plus souvent quelque commerçant ou industriel retiré, un rentier, un littérateur arrivé. Son train de vie est celui de la bourgeoisie; il trouve moyen de villégiaturer, l’été, en quelque délicieuse retraite, quand il ne possède pas villa ou château. En hiver, la chaleur ne manque pas dans ses appartements, en ville, et ses vêtements ne laissent pas pénétrer le froid. Il a des domestiques, avec lesquels l’idée ne lui est jamais venue de mettre en commun sinon sa fortune, pour le moins ses revenus, bien que leur travail vaille bien « le sien»; ses serviteurs ne mangent pas à sa table et, soyez-en sûr, gitent en des logis bien moins confortables que les chambres qu’il habite. Leurs vêtements ne valent pas les siens et il est loin de les traiter en égaux;
2° Passant de cet ordre de faits, dans le domaine de ses relations sociales, on s’aperçoit bientôt que son « anarchisme » est tout à la surface. Il fait montre d’un respect inutile pour le savoir vivre, les politesses mondaines et sait se conduire en bonne société, dont il ne cesse jamais de faire partie. Il est l’esclave des préjugés de sa classe. Il laisse aux anarchistes la pratique de l’amour libre, mais il en garde soigneusement ses filles. Son anarchisme est moins encore que de façade, c’est un délassement intellectuel, du pur dilettantisme, et les quelques sacrifices qu’il s’impose lui permettent, sans grands risques, de poser à l’homme généreux, au philanthrope, à l’esprit ouvert. Bien d’autre !
Le bourgeois même le plus sympathique — on l‘a déjà dit et c’est là la pierre de touche ne conçoit la possibilité de la vie intérieure que si elle est accompagnée de certains de ces préjugés qui rendent extérieurement une vie « honorable » ; sa mentalité, bourgeoise toujours et malgré tout, ne lui permet pas de saisir que ce qu’il qualifie « délit d’opinion » devient, transporté sur le terrain économique, ce que les lois dénomment « délit de droit commun ». Concilier les pensées élevées, les aspirations généreuses avec la vie vécue en marge de ce qu’on appelle à l’honnêteté », fi donc ! Ne peuvent nourrir de conceptions sublimes, garder la vision d’une vie individuelle, fière, indépendante, que les personnes à « ressources avouables n dont les moyens de parvenir sont autorisés par le code ou la police. L’irrégulier, le trimardeur, le chemineau, quiconque « ne travaille pas n, autrement dit refuse de se soumettre à la dictature des conditions économiques actuelles, l’ « outlaw » en un mot, lui fait horreur, horreur qui se résume tout simplement en sa frayeur irrépressible de perdre une situation privilégiée.
Il n’entre pas dans notre pensée d’interdire au bourgeois de naissance et d’éducation de devenir anarchiste, mais paraphrasant, une sentence évangélique nous dirions volontiers qu’ « il est plus facile à un chameau de passer par le trou de l’aiguille (1) qu’à un bourgeois de devenir anarchiste ». Si quelques bourgeois sont venus prendre place parmi les anarchistes, ce n’est pas en demeurant dans leur milieu ou en se contentant de jeter — telle une aumône — un écu, un louis ou un billet de banque à quelque manifestation d’une activité anarchisante. C’est en rompant avec leur entourage, avec les amitiés les plus ancrées, en se décidant à partager, telle que, l’existence aventureuse toute semée de chausse-trappes, de pièges et de dangers qui constitue la vie anarchiste.
Nombreux, répétons—nous, sont les « camarades » qui attribuent à ces Mécènes une influence fâcheuse et débilitante sur le mouvement anarchiste. L’heure viendra fatalement où une mise en demeure énergique, une explication décisive où en délivrera l’anarchie en les rejetant vers leur milieu, ou les amènera parmi les anarchistes par une rupture sincère une cassure irrémédiable, avec la bourgeoisie.
S’ensuit-il que l’anarchiste s’interdira de participer à une initiative émanant de bourgeois de cette sorte, sous prétexte qu’elle est purement humanitaire ? Non point ! l’anarchiste profite toujours des occasions qu’il peut rencontrer pour propager sa critique des institutions et des hommes de la société actuelle, quitte à se retirer quand son activité n’a plus de raison d’être ou qu’elle ne pourrait plus s’exercer utilement sans qu’il en résultat de compromissions.
(1) Passage étroit, bas et souterrain, dans l’Orient antique, que les chameaux devaient franchir à genoux, débarrassés de tous bagages et avec grand peine.
XV
THE LIBERAL AND SYMPATHETIC BOURGEOIS
Its role and the value of its “anarchism”. — A danger. — The touchstone. — An inevitable warning.
The anarchist is not without friends. One sometimes wonders if it would not be better if he had fewer.
Among those who show themselves to be the most helpful and the most eager, it is appropriate to put in the first rank “the liberal and sympathetic bourgeois.” Often of Protestant origin, he is a bourgeois of a special type, who manifests broad views, who proclaims himself an individualist on the intellectual and moral terrain; well-to-do, a certain apparent disgust for society, a relative independence of character makes him amenable to anarchist ideas, of which he most often possesses only a superficial notion. The “liberal and sympathetic bourgeois” has played a role in the anarchist movement whose importance cannot be denied, but which a good number of “comrades” qualify as harmful. Here is why: on many occasions, anarchist publications would have ceased to appear or certain phases of anarchist activity would have slowed down if, at the right moment, often requested, a bourgeois of the type that concerns us had not been there to feed the distressed fund with a subsidy. Individuals have also profited from this largesse or this generosity. The comrades in question therefore fear, and rightly so, that the independence of the individuals who have benefited from this assistance will be affected.
It is not that the liberal and sympathetic bourgeois inspires a particular aversion in them. The bourgeois pure and simple, in frock coat and top hat, is no more repugnant to them than the one in a cap or smock; if wealthy, the latter would be no better than his colleague in a suit. Faithful to his method of analysis, the anarchist asks himself what the anarchist bourgeois really is. It appears from his research:
1. That he is a fairly well-established character, sometimes even a senior civil servant; most often some retired merchant or industrialist, a rentier, a successful writer. His lifestyle is that of the bourgeoisie; he finds a way to vacation, in the summer, in some delightful retreat, when he does not own a villa or castle. In winter, the heat is not lacking in his apartments, in town, and his clothes do not let the cold in. He has servants, with whom the idea has never occurred to him to pool if not his fortune, at least his income, although their work is well worth “his.” His servants do not eat at his table and, be sure, stay in lodgings much less comfortable than the rooms he inhabits. Their clothes are not worth his and he is far from treating them as equals;
2. Moving from this order of facts into the domain of his social relations, one soon realizes that his “anarchism” is all on the surface. He shows an unnecessary respect for good manners, worldly politeness and knows how to behave in good society, of which he never ceases to be a part. He is a slave to the prejudices of his class. He leaves to the anarchists the practice of free love, but he carefully guards his daughters from it. His anarchism is even less than a facade, it is an intellectual relaxation, pure dilettantism, and the few sacrifices that he imposes on himself allow him, without great risk, to pose as the generous man, the open-minded philanthropist. Quite another!
Even the most sympathetic bourgeois — it has already been said and this is the touchstone — does not conceive of the possibility of the inner life, unless it is accompanied by some of those prejudices that make a life “honorable” outwardly; his mentality, always bourgeois in spite of everything, does not allow him to grasp that what he calls “crime of opinion” becomes, transported to the economic field, what the laws call “crime of common law.” To reconcile lofty thoughts, generous aspirations with the life lived on the margins of what is called honesty, “fiendishly”! Only people with “admitted resources” whose means of achieving it are authorized by the code or the police can nourish sublime conceptions, keep the vision of an individual, proud, independent life. The irregular, the tramp, the vagabond, anyone who “does not work,” in other words refuses to submit to the dictatorship of current economic conditions, the “outlaw” in a word, horrifies him, a horror which is simply summed up in his irrepressible fear of losing a privileged situation.
It is not our intention to forbid the bourgeois by birth and education from becoming an anarchist, but, paraphrasing an passage from the Gospels, we would willingly say that “it is easier for a camel to pass through the eye of a needle (1) than for a bourgeois to become an anarchist.” If some bourgeois have come to take their place among the anarchists, it is not by remaining in their milieu or by being content to throw — as alms — a crown, a louis or a bank note to some manifestation of anarchist activity. It is by breaking with their entourage, with the most anchored friendships, by deciding to share, such as it is, the adventurous existence strewn with pitfalls, traps and dangers that constitutes anarchist life.
Many, let us repeat, are the “comrades” who attribute to these benefactors an unfortunate and debilitating influence on the anarchist movement. The time will inevitably come when an energetic warning, a decisive explanation, will deliver anarchy by throwing them back into their milieu, or will bring them among the anarchists by a sincere break, an irremediable break, with the bourgeoisie.
Does it follow that the anarchist will forbid himself from participating in an initiative emanating from bourgeois of this sort, under the pretext that it is purely humanitarian? Not at all! The anarchist always takes advantage of the opportunities he may encounter in order to propagate his criticism of the institutions and men of today’s society, even if it means withdrawing when his activity no longer has any reason to exist or when it could no longer be usefully exercised without resulting in compromises.
Notes:
(1) A narrow, low, underground passage in the ancient Orient, which camels had to cross on their knees, free of all baggage and with great difficulty.
XVI
LA GRANDE LUTTE ET SES PÉRIPÉTIES
Panorama et caractère de la lutte. — l’irréductibilité anarchiste.
La grande lutte, c’est la lutte d’une poignée d’hommes, car les anarchistes ne sont et ne’ seront de longtemps qu’un petit nombre, contre le reste des hommes, c’est à elle que s’expose quiconque fait profession d’idées anarchistes, quiconque s’efforce un tant soit peu de les mettre en pratique. Mieux vaut après tout envisager la situation en face. L’anarchiste se tient à autant de distance des discoureurs édulcorants et des orateurs miel et sucre que des agents provocateurs g les uns et les autres font œuvre d’émasculation ou de superficialité, quand ils n’émargent pas aux mêmes fonds secrets.
Il n’y a point de conciliation possible entre les hommes de la société‘ actuelle et les anarchistes. Voilà le fait dans toute sa brutalité. A quoi bon présenter l’anarchisme sous des couleurs effacées, discrètes, qui ne lui conviennent nullement et les anarchistes comme des bergers d’Arcadie qu’ils n’ont aucunement la prétention d’être. Le chemin de l’anarchiste n’est ni tracé au cordeau ni parsemé de roses : c’est un sentier qu’il doit s’ouvrir lui-même.
L’anarchiste, pour commencer, est combattu au sein de sa propre famille; il n’est pas toujours compris de ses camarades. Il est en désaccord avec son patron, mal vu de ses voisins, il jouit de la déconsidération générale. Il en prendra son parti. Voilà tout.
La prison le guette à tous les pas. Il est sous la surveillance de la police. Les mouchards le font souvent jeter à la porte de l’emploi qu’il occupe. S’avise-t-il de faire un peu de propagande agressive, de signer une affiche antimilitariste significative, de dénoncer avec quelque véhémence tous les mensonges, tontes les hypocrisies qui se drapent sous le manteau de l’idole-patrie ou du dieu-propriété; essaye-t-il un jour de grève de pousser quelques prolétaires conscients à s’unir, à se ressaisir : poursuites et années de prison!
Et la rébellion contre les préjugés moraux. A commencer par la jeune fille que, de son plein gré d’ailleurs, l’anarchiste initiera aux premières caresses, acte naturel entre tous, et qui l’expose à de ridicules poursuites pour détournement de mineure. A continuer par la menace constante d’être jeté sur le pavé s’il affecte ou se contente de mener silencieusement une vie qui jure plus ou moins avec les idées reçues en matière de respectabilité, s’il se permet de porter des vêtements peu à la mode ou de fréquenter des gens qui déplaisent à sa concierge. A finir par être renié de tous, considéré comme l’opprobre du monde, comme le rebut de ce qui respire.
C’est bien autre chose si, logique jusqu’au bout avec les idées anarchistes, il s’en prend aux bases économiques sur lesquelles repose la société, s’il s’en prend directement à la propriété et au capital. Non seulement il aura à envisager comme perspectives sans cesse suspendues sur sa tête la solitude d’un long emprisonnement ou les tortures du bagne, mais il se verra exposé au mépris de soi-disant journalistes anarchistes qui proclameront bien haut ne rien avoir de commun avec les anarchistes « illégaux » et ne permettront pas qu’en les confonde avec des cambrioleurs, des faux-monayeurs, des escrocs ou des souteneurs ! ! ! Ajoutons qu’en soumettant leurs accès de pudeur à une analyse un peu serrée, on s’aperçoit bien vite que leur indignation est de commande : subventionnés par des bourgeois jouant à l’anarchiste et des capitalistes sur le retour de l’âge singeant l’ermite, il coule de source que sourire aux illégaux équivaudrait à se voir couper les vivres, ce à quoi ils ne sauraient jamais consentir.
La vie de l’anarchiste est donc une lutte, entremêlée — cela va de soi — de défaites et de victoires apparentes. Contre lui se dresse la société toute entière; grouperait—on, d’ailleurs, tous les anarchistes dignes de ce nom qu’ils ne formeraient qu’une minorité infime en face de la multitude. Lutte pour la liberté d’exposer l’idée, lutte pour la liberté de la vivre, lutte pour le pain, lutte pour le savoir, une lutte certes qui ne se‘ poursuivra pas sans joies profondes et au cours de laquelle on aura l’inappréciable satisfaction de voir tomber quelque pierre angulaire‘ et vaciller l’édifice social, mais lutte quand même.
On voudrait que l’anarchiste conclue une trève, qu’il concède quelques points, se montre moins intraitable, moins acharné, moins intransigeant dans son œuvre de critique, qu’il ait pitié de ceux qui possèdent et détiennent en leurs mains la puissance administrative, ou intellectuelle, ou monétaire. On lui propose de jouer un rôle de dupe et en échange de sa tranquillité relative de se faire le complice des gens intéressés au maintien de la société actuelle.
L’anarchiste n’accepte pas. Sa vie sera une lutte, soit. Sa grande préoccupation désormais c’est de la faire durer le plus longtemps possible !
XVI
THE GREAT STRUGGLE AND ITS ADVENTURES
Panorama and character of the struggle. — anarchist irreducibility.
The great struggle is the struggle of a handful of men, for anarchists are and will not be for a long time but a small number, against the rest of men; it is to this that anyone who professes anarchist ideas, anyone who tries in the slightest to put them into practice, exposes himself. It is better, after all, to face the situation head on. The anarchist keeps as much distance from the sugar-sweetening orators and the honey-and-sugar speakers as from the agents provocateurs; both of them work at emasculation or superficiality, when they do not draw from the same secret funds.
There is no possible conciliation between the men of present-day society and the anarchists. This is the fact in all its brutality. What is the use of presenting anarchism in faded, discreet colours, which do not suit it at all, and the anarchists as shepherds of Arcadia, which they have no pretension to be. The path of the anarchist is neither traced with a ruler nor strewn with roses: it is a path that he must open for himself.
The anarchist, to begin with, is combatted within his own family; he is not always understood by his comrades. He is in disagreement with his boss, frowned upon by his neighbors. He enjoys general disregard. He will accept it. That is all.
Prison awaits him at every step. He is under police surveillance. The informers often have him thrown out of the job he holds. If he dares to do a little aggressive propaganda, to sign a significant anti-militarist poster, to denounce with some vehemence all the lies, all the hypocrisies that are draped under the cloak of the idol-fatherland or the god-property; if he tries one day during a strike to push a few conscious proletarians to unite, to pull themselves together: prosecution and years of prison!
And the rebellion against moral prejudices. Starting with the young girl whom, of her own free will, the anarchist will initiate to the first caresses, an act that is natural among all, and which exposes him to ridiculous prosecution for corruption of a minor. To continue with the constant threat of being thrown out on the street if he affects or is content to silently lead a life that more or less clashes with received ideas about respectability, if he allows himself to wear unfashionable clothes or to associate with people who displease his concierge. To end up being disowned by all, considered the opprobrium of the world, the refuse of everything that breathes.
It is quite another thing if, logical to the end with anarchist ideas, he attacks the economic bases on which society rests, if he directly attacks property and capital. Not only will he have to consider as perspectives constantly hanging over his head the solitude of a long imprisonment or the tortures of the penal colony, but he will find himself exposed to the contempt of so-called anarchist journalists who will loudly proclaim that they have nothing in common with the “illegal” anarchists and will not allow themselves to be confused with burglars, counterfeiters, swindlers or pimps!!! Let us add that by subjecting their fits of modesty to a somewhat close analysis, we quickly realize that their indignation is required: subsidized by bourgeois playing at being anarchists and aging capitalists imitating the hermit, it is obvious that smiling at illegalists would be equivalent to having their food supplies cut off, something to which they could never consent.
The life of the anarchist is therefore a struggle, intermingled — it goes without saying — with defeats and apparent victories. Against him stands the whole of society; even if one were to group together all the anarchists worthy of the name, they would form only a tiny minority in the face of the multitude. A struggle for the freedom to expound the idea, a struggle for the freedom to live it, a struggle for bread, a struggle for knowledge, a struggle certainly which will not continue without profound joys and during which one will have the inestimable satisfaction of seeing some cornerstone fall and the social edifice totter, but a struggle nonetheless.
One would like the anarchist to conclude a truce, to concede a few points, to show himself less intractable, less relentless, less uncompromising in his work of criticism, to have pity on those who possess and hold in their hands administrative, or intellectual, or monetary power. They propose to him to play the role of dupe and in exchange for his relative tranquility to become the accomplice of the people interested in maintaining the current society.
The anarchist does not accept. His life will be a struggle, so be it. His great concern now is to make it last as long as possible!
XVII
L’ANARCHISTE A L’ŒUVRE
Critiquer. — Quand ? — Ou ? — Comment ? — Quoi ? — Pourquoi ? — L’anarchiste comme pionnier.
L’anarchisme, nous l’avons assez ressassé, est une vie et une activité, un acte et une œuvre. La vie de l’anarchiste, nous venons de le voir, est une lutte continuelle. Son activité se manifeste par une œuvre constante de critique, une œuvre profonde et sérieuse.
Pourquoi, nous objectera-t-on, une œuvre de critique plutôt qu’une œuvre de construction ? Parce que la démolition nous parait devoir précéder la reconstruction, parce que c’est à la condition qu’il ne reste plus une seule pierre debout de l’ancien bâtiment qu’on peut supputer de la solidité de la nouvelle demeure. Les édifices construits avec des matériaux ayant déjà servi n’ont point longue durée. Avant de fonder quoi que ce soit, il convient de critiquer.
Critiquer quand ?
A tout moment. Pas un événement, un fait de l’histoire qui ne donne prise à la critique ; pas une souffrance, pas un chagrin, pas un deuil qui ne donne occasion à la critique; pas un drame humain qui n’offre matière à critique.
Eternel mécontent, l’anarchiste critique toujours.
Critiquer où ?
Dans tous les milieux. Avec enthousiasme. Avec courage. Avec sincérité. Comme s’il dépendait de lui que sur le champ son entourage devint tout entier anarchiste. Sans s’inquiéter des échecs de ceux qui l’ont précédé, de leurs erreurs, de leurs maladresses. Dans l’espoir, dans la conviction que le résultat obtenu demain vaudra mieux que celui atteint aujourd’hui. En se rendant compte de la masse de difficultés qu’il a fallu renverser pour atteindre au résultat déjà obtenu. En se contentant uniquement s’il le faut, de l’effort fait pour atteindre à un résultat.
L’anarchiste critique partout.
Critiquer comment ?
Par mille moyens. Par tous les moyens. Par la parole, par l’écrit, par le fait. Par le journal, par la revue, par la brochure, par le volume. Par la causerie. par la conférence, par la contradiction. Par une vie de révolté, des gestes de rebelle, des actes de réfractaire, une existence d’ « en dehors ». Par l’exemple : par les « tentatives de vie en commun » quand on les entreprend sérieusement. Par la multiplication des groupements anarchistes. Par la pratique de la camaraderie vraie. Par la création d’ « écoles anarchistes » nombreuses, autrement dit de foyers d’enseignement où on tente de préparer les cerveaux et les cœurs à penser, à agir, à vibrer par et pour eux-mêmes. L’anarchiste critique par tous les moyens.
Critiquer quoi ?
Les institutions et les hommes actuels. Lois, morales, conventions. Capitalisme, militarisme, parasitisme, patriotisme. L’enseignement public et privé ; l’éducation de l’école, du collège, du lycée, de la famille. Les faits acquis, les choses jugées, les « textes reçu », les éditions ne varietur, les principes immuables, les déclarations de droits de l’homme et les proclamations d’indépendance. Les idées de frontières, de supériorité ou d’infériorité sociales non basées sur l’observation scientifique. Les conceptions sur lesquelles la société actuelle fait reposer la famille, l’affection paternelle, maternelle, fraternelle, filiale, la fidélité sexuelle, l’amour, le mariage. Le respect des choses établies, du passé, des aïeux. L’inévitable évolution, le déterminisme fatal, le libre arbitre inconscient, la prédestination. Le moralitéisme, le piétisme, la foi indémontrable. L’autoritarisme, le parlementarisme, la centralisation administrative, que ce soit celles des ministres ou des syndicats. Les idées erronées qui ont cours sur la charité ; la solidarité, l’amour universels. Le bourgeois en blouse ou en redingote. Les hommes indispensables, les messies, les sauveurs, le pontife catholique et le magister anarchiste. Les superstitions, les mômeries, les légendes. Les magistrats, les juges, les douaniers, les instituteurs, les garde-champêtres. Les idées du travail-exploitation régénérateur, de la concurrence nécessaire; de l’inactivité et de la fainéantise comme corollaires des idées anarchistes. La politesse, la courtoisie, l’honnêteté, la pudeur comme les accommode la sauce bourgeoise. Les solutions toutes mâchées d’avance. Les « besoins de la cause », le « par pur dévouement », les « sacrifices à l’Idée » quand ils ne recouvrent qu’hypocrisie ou mensonge.
Tantôt l’anarchiste s’appuiera sur les données scientifiques. Tantôt il invoquera la raison et tantôt le sentiment. Il ridiculisera, fera appel à la raillerie. Ou à la réflexion profonde. Ou à la comparaison. Il taillera, il coupera, il amputera, il retournera le fer dans la plaie, cent fois si c’est nécessaire.
L’anarchiste critique les faits et les êtres.
Critiquer pourquoi ?
Non par parti pris. Non par dilettantisme. Non pour faire des suiveurs, des disciples, des adhérents. Non pour faire nombre. Pour faire table rase. Une fois le cerveau débarrassé, décongelé, libéré, la raison et le sentiment vibrant à l’aise, à chacun d’édifier sa propre conception de la vie, d’accomplir sa propre révolution, de bâtir sa Cité Future individuelle. A chacun de diriger sa vie selon ses tendances propres, son tempérament, son caractère, ses aspirations, de s’unir à d’autres pour la vivre, ample, intense, heureuse.
L’anarchiste critique pour libérer et soi et autrui.
On peut également assimiler l’œuvre de l’anarchiste à celle du pionnier. Destructeur, il se double d’un éducateur; critique, il se double d’un pionnier. Il fraye sa route, une route nouvelle. La cognée à la main, il abat les arbres de toute espèce, il mine les préjugés de toute sorte qui se dressent, hostiles, sur son chemin. Il a savouré les joies et il a bu la coupe d’amertume du pionnier. Il connait l’oasis tant attendu qui se vérifie citerne vide : les détours qui ramènent au point de départ ; les embuscades, les guet-apens, les balles empoisonnées; la faim qui tord les entrailles et l’hostilité qui glace le cœur; les amas de verdure qui recouvrent des précipices, les ponts qui se dérobent quand on les franchit, les sourires qui masquent les traitrises. Il va pourtant, méconnu, raillé, incompris parfois de ceux qui lui sont le plus cher et le sentier se fraye quand même. Il tombe un jour ou l’autre et ceux-là même qui ridicularisaient son effort pénètrent par la tranchée qu’il a ouverte. C’est ainsi qu’en affichant et proclamant bien haut sa volonté de vivre pour soi-même, son effort l’a amené à œuvrer pour autrui, à se reproduire, à remplir sa destinée, sa raison d’être un homme sain, vigoureux, hardi, audacieux, agressif, un être libre, un anarchiste !
XVII
THE ANARCHIST AT WORK
To criticize. — When? — Where? — How? — What? — Why? — The anarchist as pioneer.
Anarchism, as we have said often enough, is a life and an activity, an act and a work. The life of the anarchist, as we have just seen, is a continual struggle. His activity is manifested by a constant work of criticism, a profound and serious work.
Why, it may be objected, a work of criticism rather than a work of construction? Because demolition seems to us to have to precede reconstruction, because it is on the condition that not a single stone remains standing of the old building that we can estimate the solidity of the new dwelling. Buildings constructed with materials that have already been used do not last long. Before founding anything, it is appropriate to criticize.
When to criticize?
At any time. There is no event, no fact of history that does not give rise to criticism; no suffering, no sorrow, no mourning that does not give occasion for criticism; no human drama that does not offer material for criticism.
Eternally discontented, the anarchist is always critical.
Where to criticize?
In all circles. With enthusiasm. With courage. With sincerity. As if it depended on him that immediately his entourage would become entirely anarchist. Without worrying about the failures of those who preceded him, their mistakes, their clumsiness. In the hope, in the conviction that the result obtained tomorrow will be better than the one achieved today. By realizing the mass of difficulties that had to be overturned to achieve the result already obtained. By being content only, if necessary, with the effort made to achieve a result.
The anarchist criticizes everywhere.
How to criticize?
By a thousand means. By all means. By word, by writing, by deed. By newspaper, by review, by brochure, by volume. By talk. By conference, by contradiction. By a life of rebellion, gestures of rebellion, acts of refractoriness, an existence of “outside”. By example: by “attempts at living together” when they are undertaken seriously. By the multiplication of anarchist groups. By the practice of true camaraderie. By the creation of numerous “anarchist schools,” in other words, centers of education where one tries to prepare brains and hearts to think, to act, to vibrate by and for themselves. The anarchist criticizes by all means.
Criticize what?
Current institutions and men. Laws, morals, conventions. Capitalism, militarism, parasitism, patriotism. Public and private education; school, college, high school, family education. Acquired facts, things judged, “received texts,” ne varietur editions, immutable principles, declarations of human rights and proclamations of independence. Ideas of frontiers, social superiority or inferiority not based on scientific observation. The concepts on which current society bases the family, paternal, maternal, fraternal, filial affection, sexual fidelity, love, marriage. Respect for established things, the past, ancestors. Inevitable evolution, fatal determinism, unconscious free will, predestination. Morality, pietism, undemonstrable faith. Authoritarianism, parliamentarianism, administrative centralization, whether those of ministers or unions. The erroneous ideas current regarding charity, solidarity, universal love. The bourgeois in a blouse or frock coat. The indispensable men, the messiahs, the saviors, the Catholic pontiff and the anarchist magister. Superstitions, mummeries, legends. Magistrates, judges, customs officers, schoolteachers, rural policemen. The ideas of regenerative work-exploitation, of necessary competition; of inactivity and laziness as corollaries of anarchist ideas. Politeness, courtesy, honesty, modesty as the bourgeois sauce accommodates them. The solutions all chewed up in advance. The “needs of the cause,” the “pure devotion, the “sacrifices to the Idea” when they only cover hypocrisy or lies.
Sometimes the anarchist will rely on scientific data. Sometimes he will invoke reason and sometimes sentiment. He will ridicule, appeal to mockery. Or to deep reflection. Or to comparison. He will carve, he will cut, he will amputate, he will turn the iron in the wound, a hundred times if necessary.
The anarchist criticizes facts and beings.
Why criticize?
Not out of bias. Not out of dilettantism. Not to make followers, disciples, adherents. Not to make numbers. To wipe the slate clean. Once the brain is cleared, thawed, freed, reason and feeling vibrant at ease, it is up to each person to build their own conception of life, to accomplish their own revolution, to build their individual Future City. It is up to each person to direct their life according to their own tendencies, their temperament, their character, their aspirations, to unite with others to live it, broad, intense, happy.
The anarchist criticizes to liberate both self and others.
The work of the anarchist can also be compared to that of the pioneer. A destroyer, he is also an educator; a critic, he is also a pioneer. He clears his path, a new path. Axe in hand, he cuts down trees of all kinds, he undermines the prejudices of all kinds that stand in his way, hostile. He has savored the joys and drunk the bitter cup of the pioneer. He knows the long-awaited oasis that proves to be an empty cistern: the detours that lead back to the starting point; the ambushes, the traps, the poisoned bullets; the hunger that twists the insides and the hostility that freezes the heart; the masses of greenery that cover precipices, the bridges that give way when crossed, the smiles that mask betrayals. Yet he goes, unrecognized, mocked, sometimes misunderstood by those who are dearest to him and the path is still cleared. He falls one day or another and those who ridiculed his effort enter through the trench he has opened. This is how, by displaying and proclaiming loudly his will to live for himself, his effort has led him to work for others, to reproduce, to fulfill his destiny, his reason for being a healthy, vigorous, bold, audacious, aggressive man, a free being, an anarchist!
XVIII
L’ANARCHISTE ET LES « PROPAGANDES SPÉCIALES »
Danger des propagandes spéciales.— La question féministe. — L’ « union anarchiste ». — Le néo-malthusianisme. — Moyens anticonceptionnels et libre maternité.— La tendance naturienne. — Exagérations et bons cotés. — L’espérantisme. — Les langues auxiliaires.
Nous ne voudrions pas terminer cet ouvrage sans examiner la position que prend l’anarchiste à l’égard de diverses propagandes spéciales qui ont, à différents stades du mouvement anarchiste, retenu l’attention de divers camarades parfois nombreux et qui ont fait l’objet de tendances caractérisées. Le défaut de ces « spécialités » c’est qu’elles menacent, branches gourmandes, d’enlever toute sève au tronc, d’absorber au détriment de problèmes dont la solution n’est aucunement urgente, une grande partie de l’initiative et de l’activité agressive privé desquels le mouvement anarchiste languirait et perdrait sa raison d’être.
Prenons « le féminisme ». Quel anarchiste contesterait le sort que l’homme, le mâle brutal, a fait, en général, à sa compagne, quelle place inférieure il a réservé la plupart du temps à la femme ! Mais s’ensuit-il de cette constatation douloureuse et qu’expliquent certains préjugés ataviques et ceux inhérents à la constitution de la société qu’il convienne de placer sur un piédestal divin le sexe féminin et le douer de qualités qui le rendraient, en tous points, supérieur au sexe masculin ? La femme devient-elle plus intéressante en réclamant son émancipation politique, le droit de vote, le droit d’éligibilité ou encore la recherche de la paternité ?
L’anarchiste ne connaît pas de sexe qui soit inférieur ou supérieur a l’autre, il ne s’intéresse qu’aux êtres libres. Sa propagande critique vise aussi bien le sort fait à la femme que celui subi par l’homme, et elle sape les bases de l’autorité et de l’exploitation dont les victimes sont à la fois les hommes et les femmes. L’un des sexes complète l’autre et c’est folie pure que de chercher à placer l’un sur un niveau différent de l’autre, de les exciter à un entredéchirement insensé. Physiologiquement, il est impossible à un sexe de se passer de l’autre ; moralement, les lacunes de l’un sont complétées par les ressources de l’autre. Il semble que l’homme, plus robuste, voit les choses sous un aspect plus général et que la femme, plus sensible, les aperçoive sous un jour plus particulier. Il semble que l’homme, plus solide, moins délicat, manque de ce dévouement tenace, de cette tendresse persévérante dont la femme possède le secret. Il n’y a rien là qui indique une infériorité quelconque de l’un ou l’autre sexe; d’ailleurs, les phénomènes d’hérédité qui font qu’un homme reproduit les traits psychologiques d’un ancêtre féminin et vice versa amènent souvent des exceptions. L’anarchiste, sans distinguer, exercera parmi les deux sexes sa propagande de la vie anarchiste : à l’un et à l’autre, il préconisera la vie libre, la multiplicité et la variété des expériences de l’existence. Il n’est pas une seule page de ce livre qui ne soit écrite pour les deux sexes.
Dans la société actuelle, quand deux anarchistes s’unissent pour une période qu’ils prévoient durable, c’est généralement qu’ils sont économiquement indépendants l’un de l’autre. Il peut également se faire que ce soit celui des deux qui se trouve le mieux doué, le plus adapté, l’élément masculin ou‘ l’élément féminin qui assure la vie économique du couple. Si, d’une façon générale, chacun d’eux conserve son autonomie individuelle entière, pour tant que ce soit compatible avec l’harmonie, l’intimité et la confiance sans laquelle il ne saurait y avoir d’ « union » même anarchiste, il se produit souvent aussi — surtout en cas de cohabitation — que le plus actif, le plus initiatif, décide de l’orientation morale ou intellectuelle des deux. Dans le domaine affectif ou sexuel, chacun peut jouir d’une liberté absolue; l’un peut encore pratiquer l‘unicité et l’autre expérimenter la pluralité ; l’un et l’autre peuvent se contenter de leur propre expérience. L’important, c’est qu’il n’y ait ni dissimulation, ni contrainte, ni diminution individuelle. Bref, ils agissent selon les circonstances, selon que tels on tels actes concourent à leur développement personnel, à leur bonheur mutuel. On pourrait assimiler l’ « union anarchiste » à une tentative de vie en commun — la plus restreinte — basée sur la plus franche des ententes, avec ce lien particulier qu’y ajoute l’amour.
Une autre propagande spéciale dont l’infatigable apôtre, Paul Robin, a conquis dans nos contrées et parmi les milieux anarchistes, d’incontestées sympathies, c’est le « néo-malthusianisme » et on ne saurait nier qu’il pose un problème des plus intéressants. Il ne nous semble pas cependant que l’anarchiste ait beaucoup à s’intéresser à l’un des points qui forment comme un pivot de la doctrine néo-malthusienne, nous voulons parler de cette loi « scientifique » qui voudrait que les subsistances diminuassent en rapport mathématique avec l’accroissement de naissances et qu’à moins d’une restriction raisonnée de celles-ci, la population du globe périsse quelque jour d’inanition. Nous sommes partisan de la. limitation volontaire des naissances mais la perspective invoquée ne nous parait pas d’actualité; il est même probable qu’au moment de la surabondance de population redoutée bien des ressources inutilisées aujourd’hui auront été mises en valeur. D’ailleurs, quelles statistiques valables peut fournir une production non point basée sur les besoins de la consommation, mais bien réglée sur l’avidité de la spéculation. Enfin, nous estimons les anarchistes suffisamment intelligents pour se mettre à l’abri, au moment voulu.
Sous cette importante restriction, nous nous accordons avec le néo-malthusianisme en ce qui concerne sa propagande en faveur de la libre maternité laissée à la volonté de la femme procréatrice et sa diffusion des méthodes anticonceptionnelles. Nous le sommes pour plusieurs raisons :
1° Les anarchistes n’ont aucun intérêt à voir se perpétuer les espèces dégénérées et tarées, en voie de décomposition psychologique. Il convient, croyons-nous, d’encourager la propagande néo-malthusienne dans tous les milieux dont il s’agit. de quelque prétexte qu’on se serve pour l’y introduire;
2° Certains anarchistes trouveront leur intérêt personnel à user des procédés anticonceptionnels, qui leur assureront la liberté sexuelle, la possibilité de l’expérimentation sensuelle, l’essai d’unions plus ou moins durables. En dehors de ces considérations, il est inadmissible que d’un coït passager il puisse résulter pour l’anarchiste-femme une maternité non désirée comme on ne saurait comprendre qu’une relation sexuelle unique fasse envisager à un anarchiste-homme la responsabilité d’une paternité. Il convient que celui des deux qui sait avertisse celui qui ignore ; c’est d’une élémentaire loyauté;
3° L’anarchiste ne procréera ou n’engendrera qu’exceptionnellement : sa vie est une expérience dont les vicissitudes promettent d’être trop accidentées ; son activité de critique-destructeur, sa propagande de pionnier-éducateur menacent de lui prendre trop de temps pour qu’il puisse — hors exception — se consacrer avec fruit aux soins d’une progéniture qui, dans tous les cas, ne dépassera jamais un ou deux enfants. Si ses aspirations le poussent du côté de l’éducation, s’il chérit spécialement l’enfance, il est assez de par le monde de petits êtres délaissés, abandonnés, ou même dont leurs parents ne peuvent matériellement se préoccuper pour qu’il en rencontre suffisamment, utilise ses tendances et fonde un établissement spécial, une « école anarchiste » où son énergie pourra se dépenser pleinement.
Si l’anarchiste se déclare pour la maternité librement désirée et librement consentie, c’est qu’il apparait de toute évidence que c’est à la femme, à la procréatrice, à la mère de décider quand elle veut enfanter, de choisir le procréateur de son enfant — que peut être autre que son compagnon habituel — et de renoncer à donner la vie à un germe éclos contre son intention.
Une propagande spéciale aussi, que certains ont voulu présenter comme une panacée à tous les maux c’est le « naturisme anarchiste ». Pris dans son acception rationnelle, envisagée comme l’ont fait les Tolstoï, les Carpenter, les Crosby, le « naturisme » attire la sympathie dans sa tendance générale à réagir contre le machinisme à outrance et la fièvre désordonnée qui mène l’homme contemporain. Des « naturiens extrêmes » voudraient biffer tous les progrès scientifiques et nous ramener à ce qu’ils dénomment « l’âge d’or », au temps des voyages à cheval, des métiers à main ou à bras et des bateaux à voile.
Certes, il serait malvenu de nier la laideur et la nocivité des villes industrielles, la puanteur de leur atmosphère épaissie. Rien d’écœurant comme les hautes cheminées de ces usines qui inondent de fumée un paysage ravissant. Rien de moins [esthétique que ces immenses bâtiments à six étages dont les façades profilent le long des artères des grandes cités leur désespérante monotonie. S’ensuit-il qu’il faille faire fi de l’acquis scientifique, des moyens rapides de fabrication, « revenir en arrière », en un mot?
Qui le penserait? L’anarchiste préférera l’express à la diligence, la charrue a vapeur a la charrue antique, l’es plus récents métiers au métier Jacquard et ainsi de suite. Plus son développement intellectuel grandira, plus sa vie s’intensifiera, plus aussi il sentira la nécessité de réduire au strict minimum le temps exigé pour la fabrication des utilités les plus nécessaires au fonctionnement purement physique de son corps. Les « naturiens » objectent vivement que dans la a société future» personne ne se trouvera qui condescende à remplir certaines besognes sales, repoussantes ou difficultueuses, tels les métiers de vidangeur, de mineur ou même de chauffeur de locomotive; le travail, dans ladite société future, étant volontaire et non imposé.
Voici ce que répondra l’anarchiste :
1° Que la « société future » demeure dans un devenir hypothétique; qu’en l’attendant, ne pas se servir des progrès acquis serait placer l’anarchiste dans des conditions d’infériorité qui rendraient impossible sa vie de réaction contre lé milieu. Dans la « société présente », seule intéressante pour l’instant, l’anarchiste, au contraire, poussera au maximum l’emploi des moyens scientifiques ou autres destinés à lui procurer plus de force et à économiser son temps ;
2° Qu’à l’heure où se réalisera la « société anarchiste » des découvertes nouvelles, entrevues déjà, auront transformé l’état des choses. L’électricité qui fournit force, chaleur, lumière et qui se peut obtenir avec bien moins d’efforts que la houille permettra, sans la fatigue actuelle, d’accomplir des travaux beaucoup plus rudes, d’actionner des machines-outils automatiques bien plus perfectionnées sans doute que celles que nous connaissons. Il faudra compter avec les engins de toute sorte existants et dont il ne restera qu’à actionner le fonctionnement. Les détruira-t-on ?
3° Que sans travail imposé, il ne sera pas difficile de trouver des camarades — et en grand nombre — qu’attireront, par exemple, l’impression typographique, la conduite des machines, leur construction, l’application pratique et la recherche de nouvelles inventions. D’autant plus que le surmenage ayant cessé, la production inutile ayant disparu, les travaux s’effectueront à l’aise, en des locaux vastes, aérés, agréables, sans presse aucune, véritables récréations. Croit-on qu’on rencontrera une quelconque difficulté à recruter des conducteurs de locomotives électriques ou des fabricants d’appareils de précision ? On ne produira plus pour des spéculateurs avides, des exploiteurs sans vergogne ou d’insouciants consommateurs, on œuvrera pour des camarades et dans la perfection de son œuvre on puisera son plaisir individuel. Ce que l’anarchiste réclame, c’est la pleine liberté pour les camarades naturiens d’exposer, de répandre leurs idées, de se grouper entre eux. Autorité et exploitation disparues, il est à présumer que nombre de camarades préfèreront, pendant un temps plus ou moins long, ou encore par intervalles, la vie paisible de la campagne, sur les flancs de la montagne ou au bord de l’Océan, à l’existence des villes. Mais les grandes agglomérations n’existeront plus; point élevées, spacieuses, plaisantes, les maisons n’abriteront qu’un très petit nombre d’habitants unis par les liens d’une étroite affinité. Ils préféreront — pensons-nous — pour ne prendre qu’un exemple, le confortable de l’éclairage et de la chaleur électrique à la torche résineuse et au charbon fumeux.
La tendance « naturienne » apparaît sympathique en tant que considérée comme réaction contre le surmenage fiévreux, insensé de l’industrialisme et du commercialisme spéculateurs. Mais que cette tendance prétende représenter l’anarchisme, c’est ce qui ne saurait se concevoir.
Une spécialité plus récente et qui a fait montre d’expansion, dans les milieux anarchistes, c’est la propagande en faveur des langues internationales, idiomes seconds ou auxiliaires, en particulier « l’espérantisme ».
Il se peut que l’espéranto corrigé, modifié, simplifié, ramasse assez d’adhérents pour être adopté et compris par un million d’individus, mais une longue réflexion nous a amené à modifier des opinions, point vieilles cependant, et à nous demander si le temps passé à une étude de ce genre — dans l’état actuel de la société — n’était pas du temps dérobé à la propagande, à la vie, à l’activité anarchistes. Nous présumons que la langue internationale, auxiliaire, l’idiome second se formera naturellement par la fusion du vocabulaire international déjà pratiqué, et qui compte une dizaine de mille de termes scientifiques, philosophiques, sociologiques, de noms propres, etc., avec la langue parlée, au moment voulu, par le plus grand nombre d’êtres humains. Est-ce qu’au lieu d’un langage artificiel, sujet à des concurrences inévitables, à des enthousiasmes rapidement éteints, le simple bon sens n’indique pas le choix d’un idiome vivant, tel l’anglais parlé par tout le monde commercial, compris dans tous les ports, mêlé, si l’on veut au français compris parle monde littéraire et artistique, sous réserve d’une révision orthographique, d’une simplification de leur prononciation, d’un allègement de certaines locutions archaïques ou idiotismes particuliers.
En fin de compte, on peut se demander si le temps consacré à apprendre et à pratiquer soit l’espéranto, soit telle autre langue artificielle à base essentiellement néo-latine — par exemple la « neutral » ou l’ « universal » que pour notre part nous préférons à l’ « espéranto » — vaut celui employé à l’acquisition et à la pratique de l’anglais, de l’allemand, du japonais, du russe ou simplement du danois ou du malais ? L’anarchiste de plus, demeure perplexe à la vue de certains camarades se spécialisant en cette branche et craint qu’à force de se mêler avec les bourgeois espérantisants, ils en viennent à oublier effectivement qu’espérantisant ou non, quiconque veut le maintien du système actuel d’autorité ou d’exploitation est « l’ennemi ».
XVIII
THE ANARCHIST AND “SPECIAL PROPAGANDA”
Danger of special propaganda. — The feminist question. — The “anarchist union.” — Neo-Malthusianism. — Contraception methods and free motherhood. — The naturist tendency. — Exaggerations and good sides. — Esperantism. — Auxiliary languages.
We would not wish to conclude this work without examining the position that the anarchist takes with regard to various special propagandas which have, at different stages of the anarchist movement, captured the attention of various comrades, sometimes numerous, and which have been the object of characteristic tendencies. The defect of these “specialities” is that they threaten, like greedy branches, to remove all sap from the trunk, to absorb to the detriment of problems whose solution is in no way urgent, a large part of the initiative and aggressive activity deprived of which the anarchist movement would languish and lose its reason for being.
Let us take “feminism.” What anarchist would contest what fate man, the brutal male, has generally given to his partner, what an inferior place he has reserved most of the time for woman! But does it follow from this painful observation, which certain atavistic prejudices and those inherent in the constitution of society explain, that it is appropriate to place the female sex on a divine pedestal and to endow it with qualities that would make it, in all respects, superior to the male sex? Does woman become more interesting by demanding her political emancipation, the right to vote, the right to be elected or even the search for paternity?
The anarchist knows no sex that is inferior or superior to the other; he is only interested in free beings. His critical propaganda targets the fate of women as well as that suffered by men, and it undermines the bases of authority and exploitation whose victims are both men and women. One sex completes the other, and it is pure madness to seek to place one on a different level from the other, to excite them to senseless tearing into one another. Physiologically, it is impossible for one sex to do without the other; morally, the shortcomings of one are completed by the resources of the other. It seems that the more robust man sees things in a more general aspect and that the more sensitive woman sees them in a more particular light. It seems that the more solid, less delicate man lacks that tenacious devotion, that persevering tenderness of which woman holds the secret. There is nothing here that indicates any inferiority of either sex; moreover, the phenomena of heredity which cause a man to reproduce the psychological traits of a female ancestor and vice versa often lead to exceptions. The anarchist, without distinction, will exercise among both sexes his propaganda of the anarchist life: to both, he will advocate the free life, the multiplicity and variety of the experiences of existence. There is not a single page of this book that is not written for both sexes.
In today’s society, when two anarchists unite for a period that they expect to be long-lasting, it is generally because they are economically independent of each other. It can also happen that it is the one of the two who is the best endowed, the most adapted, the masculine element or the feminine element who ensures the economic life of the couple. If, in a general way, each of them preserves his or her entire individual autonomy, as long as this is compatible with the harmony, intimacy and trust without which there can be no “union” even an anarchist one, it often also happens — especially in the case of cohabitation — that the most active, the most initiatory, decides the moral or intellectual orientation of the two. In the emotional or sexual domain, each can enjoy absolute freedom; one can still practice unicity and the other experiment with plurality; both can be content with their own experience. The important thing is that there is no dissimulation, no constraint, no individual diminishment. In short, they act according to the circumstances, according to whether such and such acts contribute to their personal development, to their mutual happiness. One could assimilate the “anarchist union” to an attempt at living together — the most restricted — based on the most frank of understandings, with this special bond that love adds to it.
Another special propaganda whose indefatigable apostle, Paul Robin, has won in our countries and among anarchist circles, uncontested sympathies, is “neo-Malthusianism” and it cannot be denied that it poses a most interesting problem. It does not seem to us, however, that the anarchist has much to be interested in one of the points which form a pivot of the neo-Malthusian doctrine, we mean this “scientific” law that would have it that subsistence diminishes in mathematical relation to the increase in births and that unless there is a reasoned restriction of these, the population of the globe will perish one day of starvation. We are in favor of voluntary limitation of births, but the perspective invoked does not seem to us to be current; it is even probable that at the time of the feared overabundance of population many resources unused today will have been developed. Moreover, what valid statistics can a production provide that is not based on the needs of consumption, but rather regulated according to the greed of speculation? Finally, we consider the anarchists to be intelligent enough to take shelter when the time comes.
Under this important qualification, we agree with neo-Malthusianism as regards its propaganda in favor of free motherhood left to the will of the procreative woman and its diffusion of contraceptive methods. We are so for several reasons:
1. Anarchists have no interest in seeing the perpetuation of degenerate and defective species, in the process of psychological decomposition. It is appropriate, we believe, to encourage neo-Malthusian propaganda in all the circles in question, whatever pretext one uses to introduce it;
2. Some anarchists will find it their personal interest to use contraceptive methods, which will ensure them sexual freedom, the possibility of sensual experimentation, the trial of more or less lasting unions. Apart from these considerations, it is inadmissible that from a passing coitus there can result for the anarchist-woman an unwanted maternity just as one cannot understand that a single sexual relation makes an anarchist-man consider the responsibility of paternity. It is appropriate that the one of the two who knows warns the one who does not know; it is elementary loyalty;
3. The anarchist will only procreate or engender exceptionally: his life is an experiment whose vicissitudes promise to be too eventful; his activity as a critic-destroyer, his propaganda as a pioneer-educator threaten to take up too much of his time for him to be able — except in exceptional circumstances — to devote himself fruitfully to the care of a progeny which, in all cases, will never exceed one or two children. If his aspirations push him towards education, if he especially cherishes childhood, there are enough little beings in the world who are neglected, abandoned, or even whose parents cannot materially care for them for him to meet enough of them, to use his tendencies and to found a special establishment, an “anarchist school” where his energy can be fully spent.
If the anarchist declares himself in favour of freely desired and freely consented motherhood, it is because it appears quite clearly that it is up to the woman, the procreator, the mother to decide when she wants to give birth, to choose the procreator of her child – who may be other than her usual partner – and to renounce giving life to a germ hatched against her intention.
A special propaganda also, which some have wanted to present as a panacea for all ills, is “anarchist naturism.” Taken in its rational sense, considered as Tolstoy, Carpenter, Crosby did, “naturism” attracts sympathy in its general tendency to react against excessive machinery and the disordered fever that drives contemporary man. “Extreme naturists” would like to erase all scientific progress and take us back to what they call “the golden age,” to the time of horseback travel, hand or arm looms and sailing boats.
Certainly, it would be wrong to deny the ugliness and noxiousness of industrial cities, the stench of their thickened atmosphere. There is nothing sickening like the tall chimneys of these factories that flood a delightful landscape with smoke. Nothing less aesthetic than these immense six-story buildings whose facades outline their desperate monotony along the arteries of large cities. Does it follow that we must disregard scientific achievements, rapid means of manufacturing, “go back,” in a word?
Who would think so? The anarchist will prefer the express to the stagecoach, the steam plow to the antique plow, the most recent looms to the Jacquard loom, and so on. The more his intellectual development grows, the more his life intensifies, the more he will feel the need to reduce to the strict minimum the time required for the manufacture of the utilities most necessary for the purely physical functioning of his body. The “naturists” object sharply that in the “future society” no one will be found who condescends to perform certain dirty, repulsive or difficult tasks, such as the jobs of drainer, miner or even locomotive driver; work, in the said future society, being voluntary and not imposed.
This is what the anarchist will answer:
1. That the “future society” remains in a hypothetical becoming; that while waiting for it, not to make use of the progress acquired would be to place the anarchist in conditions of inferiority which would make his life of reaction against the environment impossible. In the “present society”, the only interesting one for the moment, the anarchist, on the contrary, will push to the maximum the use of scientific or other means intended to procure him more strength and to save his time;
2. That at the time when the “anarchist society” will be realized, new discoveries, already glimpsed, will have transformed the state of things. Electricity which provides power, heat, light, and which can be obtained with much less effort than coal, will allow us, without the current fatigue, to accomplish much harder work, to operate automatic machine tools much more perfected doubtless than those we know. It will be necessary to take into account the existing machines of all kinds and whose operation will only need to be activated. Will they be destroyed?
3. That without imposed labor, it will not be difficult to find comrades — and in large numbers — who will be attracted, for example, by typographic printing, the operation of machines, their construction, the practical application and the search for new inventions. All the more so since overwork having ceased, useless production having disappeared, the work will be carried out at ease, in large, airy, pleasant premises, without any hurry, true recreations. Does one believe that one will encounter any difficulty in recruiting drivers of electric locomotives or manufacturers of precision devices? One will no longer produce for greedy speculators, shameless exploiters or careless consumers; one will work for comrades and in the perfection of one’s work one will draw one’s individual pleasure. What the anarchist demands is full freedom for the naturist comrades to expose, to spread their ideas, to group together. Authority and exploitation having disappeared, it is to be presumed that many comrades will prefer, for a more or less long time, or even at intervals, the peaceful life of the countryside, on the slopes of the mountain or at the edge of the Ocean, to the existence of cities. But the large agglomerations will no longer exist; not elevated, spacious, pleasant, the houses will shelter only a very small number of inhabitants united by the bonds of a close affinity. They will prefer — we think, and to take only one example — the comfort of lighting and electric heat to the resinous torch and smoky coal.
The “naturist” tendency appears sympathetic as it is considered as a reaction against the feverish, senseless overwork of speculative industrialism and commercialism. But that this tendency claims to represent anarchism is something that cannot be conceived.
A more recent specialty, which has shown expansion in anarchist circles, is propaganda in favor of international languages, second or auxiliary idioms, in particular “Esperantism.”
It may be that the corrected, modified, simplified Esperanto will gather enough adherents to be adopted and understood by a million individuals, but a long reflection has led us to modify opinions, not old however, and to ask ourselves if the time spent in a study of this kind — in the present state of society — was not time stolen from anarchist propaganda, life, activity. We presume that the international, auxiliary language, the second idiom will be formed naturally by the fusion of the international vocabulary already in use, which includes some ten thousand scientific, philosophical, sociological terms, proper names, etc., with the language spoken, at the desired moment, by the greatest number of human beings. Instead of an artificial language, subject to inevitable competition, to quickly extinguished enthusiasms, does not simple common sense indicate the choice of a living idiom, such as English spoken by the entire commercial world, understood in all ports, mixed, if you will, with French understood by the literary and artistic world, subject to a spelling revision, a simplification of their pronunciation, a lightening of certain archaic expressions or particular idioms.
In the end, one may ask whether the time spent learning and practicing either Esperanto or some other artificial language with an essentially neo-Latin base — for example, the “neutral” or the “universal” that we prefer to “Esperanto” — is worth that spent on acquiring and practicing English, German, Japanese, Russian or simply Danish or Malay? The anarchist, moreover, remains perplexed at the sight of certain comrades specializing in this branch and fears that by dint of mixing with the bourgeois Esperantists, they will come to forget in effect that, Esperantist or not, whoever wants the maintenance of the current system of authority or exploitation is “the enemy.”
XIX
APPENDICE
ESQUISSE PROBLÉMATIQUE D’UNE “SOCIÉTÉ ANARCHISTE”
De la société future. — Description hypothétique d’un « monde d’où la souffrance évitable aurait disparu ».
Critique ou démolition, éducation ou défrichement, rien de positif : activité entièrement négative. Il nous semble entendre se résumer ainsi les objections du lecteur parvenu au terme de ce livre, puis formuler une question dernière : « Vous autres anarchistes, ne nourrissez-vous aucune conception, même lointaine, d’une « société anarchiste », d’un monde basé sur l’absence de domination, de spéculation, d’exploitation, d’une société futures ? »
Nous aimons fort peu personnellement à parler d’une Société Future ? Non seulement, c’est une idée qui a été exploitée et qui peut nourrir son homme tout comme l’exploitation du Paradis nourrit le prêtre, mais elle présente cette ressemblance avec le Paradis que la description de ses merveilles exerce une influence Soporifique, engourdissante, sur qui en entend la description; elle fait oublier l’oppression, la tyrannie, le servage présent; elle affaiblit l’énergie, elle émascule l’initiative.
Quelle preuve avons—nous que jamais Société Future se réalisera? A titre de fantaisie littéraire, nous allons cependant essayer de décrire ce qui nous paraîtrait répondre le plus exactement à notre hypothèse d’une « Société anarchiste ». Mais encore qui prouve que cette vision s’adapte jamais à la mentalité, à la volonté générale ? Pour qu’elle se transforme en réalité, il faudrait que les espèces en Voie de dégénérescence, les catégories dirigeantes et les catégories dirigées aient délivré le globe de leur présence. Or, cela ne peut sortir du domaine des probabilités. Et nous ne nous sentons pas le droit, alors que les anarchistes exigent de vivre leur vie aujourd’hui de les assoupir aux accents d’une musique mélodieuse et douce, nous ne nous sentons pas le droit de les orienter vers une conception déterminée d’une société anarchiste. C’est, le moment venu, l’état des choses et le niveau des mentalités qui dictera les assises de ce régime nouveau.
Pourtant, toute hypothèse qu’il demeure, tout songe qu’il apparaisse, toute vision enfouie dans la brume du devenir que nous le considérions nous-mêmes, le rêve que nous jetons sur le papier semble être le but vers lequel s’acheminent les esprits les plus éclairés, les cœurs les plus sensibles et si jamais Cité de Liberté et d’Harmonie s’édifie, c’est grâce aux jalons dont la propagande anarchiste aura semé la roule que l’atteindront les hommes.
Supposons donc, lecteur curieux, que le soleil se soit levé sur la « société anarchiste » et que tu sois un témoin « émerveillé » — naturellement — d’un spectacle dont tes yeux ne pourront se repaître. Ne t’imagines point que tu te trouveras en présence de sauvages incultes, vêtus de peaux de bête, aux cheveux embroussaillés, végétant péniblement grâce à quelques racines déterrées ça et là. Tu te trouveras en présence d’êtres libres et bons. forts, sains et beaux, jouissant de tout ce que le cerveau humain a pu imaginer en fait d’utilités, de commodités et de récréations. Plus de codes, de constitutions, de parlements, de prisons, de casernes, mais une atmosphère d’indépendance incomparable !
Tu ne te trouveras pas non plus en présence de paresseux ni de parasites, car normalement nul n’est paresseux que lorsque le travail est une peine. Pour rééditer une expression sublime de Fourier, le travail sera devenu une attraction, une joie, un délassement. Point pressés par le surmenage, point menacés par les exigences du maître, du patron, ayant à leur disposition les moyens les plus perfectionnés, les hommes travailleront avec goût, avec sérieux, avec amour. Répartis selon leurs aptitudes et leurs aspirations dans les diverses branches du labeur humain, ils seront sans cesse à la recherche de nouvelles inventions, de procédés nouveaux, destinés à améliorer, à perfectionner la dualité, l’aspect, la valeur des produits sortis des machines ou de leurs mains. Ils œuvreront par plaisir personnel tout en œuvrant pour la satisfaction des besoins communs.
« Sans organisation ? » — Sans désordre, avec le minimum de méthode compatible avec la liberté d’expansion de la vie de chacun et de tous. Certaines branches du travail humain exigeront plus de méthode que d’autres : ce sera à ceux employés dans cette branche particulière de déterminer dans quelles conditions doit s’accomplir leur labeur. Calculer, éviter la besogne superflue ne signifie pas centralisation, n’implique point direction ou commandement. Chaque groupe établira lui-même, après entente avec les autres et examen de la situation générale, sa quote-part d’utilité productive, mais c’est de l’unité-production que partira l’entente et ce n’est point le centre-administration qui imposera ses décisions.
Inévitablement, on aura choisi la méthode la plus pratique et la plus rapide afin d’en avoir fini, au plus tôt avec la question économique : celle-ci résolue par quelques heures de travail, chacun se hâtera de rejoindre le groupe d’affinités intellectuelles ou éthiques où sa vie pourra. se développer le plus amplement. Que de groupes d’étude ou d’application tu apercevrais, curieux lecteur: scientifiques, philosophiques, artistiques, littéraires, affectifs. — Ici on poussera jusqu’à ses dernières limites l’étude de la biologie; là, des explorateurs voudront déchiffrer jusqu’aux derniers secrets de la constitution du globe. Tel groupe se confinera aux recherches ethnologiques ou linguistiques; tel autre sondera les immensités célestes et essaiera d’entrer en relations avec les habitants des terres planétaires; tel groupe encore s’appliquera à l’impression ou à l’édition de thèses audacieuses destinées à soulever les discussions les plus passionnantes. Tel groupe enfin se consacrera à la préparation, à la variation, au raffinement des récréations de toute espèce : récitations, théâtre, art, danse, fêtes voluptueuses. Quelques groupes naturiens, habillés de peaux non travaillées, s’acharneront à cultiver leurs champs à la bêche, à passer l’Atlantique en barque et à voyager à dos de mulet, cela sans que nul ne les en empêche.
Les groupes seront légion et un même individu fera partie de plusieurs groupes, les quittera, y reviendra, en formera lui-même de nouveaux. Ici on pratiquera la liberté sexuelle la plus absolue, tous seront à toutes et toutes se donneront à tous; là règnera la polyandrie et là-bas la polygamie librement et volontairement consenties et pratiquées; ailleurs ce sera l’unicité. Constants et volages seront satisfaits. Grâce à une limitation rationnelle des naissances, l’enfant trouvera dès le berceau abondance d’occasions de progresser et devenir lui-même : sa vie économique lui sera assurée et la mère, éducatrice naturelle, pourra se consacrer en toute tranquillité, tout en contribuant à la production commune, au développement de l’enfance de sa progéniture volontairement voulue, peu nombreuse, d’ailleurs.
Point de propriété. Machines, instruments, moyens de vivre, appartiendront à tous et il ne viendra à personne l’idée de frustrer qui que ce soit des objets formant prolongement de sa personnalité. Point de valeur, puisque tous les produits auront leur utilité.
Point de voleurs, puisque plus de propriété. — Point de faux-monnayeurs, puisque plus d’argent. — Point de jaloux, puisque plus de pénurie d’affections. — Point de criminels, puisque plus d’occasions de commettre le meurtre.— Point d’oppression ni de violence, puisque respect absolu de la liberté et de la personne d’autrui.
Les maladies auront disparu en très grande partie, en même temps qu’auront disparu l’entassement, la misère, les privations, la malpropreté. La douleur morale aura fait place au bonheur que procure la poursuite, l’abondance et le renouvellement des expériences. .
Nous t’envions, lecteur curieux, car si tu jouissais de cette scène, tes yeux auraient vu ce qu’ont souhaité voir tant de prophètes, tant de martyrs, tant d’initiateurs, ce qu’ils ont dû se contenter, sous mille formes, de proclamer, de prédire, de prévoir — le but des aspirations de tous les pionniers d’idées :
UN MONDE D’OU LA SOUFFRANCE ÉVITABLE AURA DISPARU.
XIX
APPENDIX
PROBLEMATIC OUTLINE OF AN “ANARCHIST SOCIETY”
Of the future society. — Hypothetical description of a “world from which avoidable suffering would have disappeared.”
Criticism or demolition, education or clearing, nothing positive: entirely negative activity. It seems to us that we hear the objections of the reader who has reached the end of this book summed up in this way, then formulate a final question: “You anarchists, do you not nourish any conception, even distant, of an ‘anarchist society,’ of a world based on the absence of domination, speculation, exploitation, of a future society?”
We personally do not like to speak of a Future Society. Not only is it an idea that has been exploited and can feed its man, just as the exploitation of Paradise feeds the priest, but it presents this resemblance to Paradise that the description of its wonders exercises a Soporific, numbing influence on whoever hears the description. It makes one forget the oppression, the tyranny, the present serfdom; it weakens energy, it emasculates initiative.
What proof do we have that the Future Society will ever be realized? As a literary fantasy, we will however try to describe what would seem to us to correspond most exactly to our hypothesis of an “Anarchist Society.” But, still, what proves that this vision ever adapts to the mentality, to the general will? In order for it to transform into reality, it would be necessary for the species in the process of degeneration, the ruling categories and the ruled categories to have freed the globe from their presence. However, this cannot go beyond the realm of probability. And we do not feel the right, while anarchists demand to live their lives today, to lull them to sleep with the strains of melodious and sweet music; we do not feel the right to orient them towards a specific conception of an anarchist society. It is, when the time comes, the state of things and the level of mentalities that will dictate the foundations of this new regime.
Yet, every hypothesis that remains, every dream that appears, every vision buried in the mist of becoming that we consider ourselves, the dream that we throw on paper seems to be the goal towards which the most enlightened minds, the most sensitive hearts are moving and if ever the City of Liberty and Harmony is built, it will be thanks to the milestones that anarchist propaganda will have sown that men will reach it.
Let us suppose, then, curious reader, that the sun has risen on the “anarchist society” and that you are an “amazed” witness — naturally — of a spectacle which your eyes will not be able to feast upon. Do not imagine that you will find yourself in the presence of uncultured savages, dressed in animal skins, with tangled hair, vegetating painfully thanks to a few roots dug up here and there. You will find yourself in the presence of free and good beings, strong, healthy and beautiful, enjoying everything that the human brain could imagine in terms of utilities, conveniences and recreations. No more codes, constitutions, parliaments, prisons, barracks, but an atmosphere of incomparable independence!
Nor will you find yourself in the presence of lazy people or parasites, because normally no one is lazy except when work is a pain. To reiterate a sublime expression of Fourier, work will have become an attraction, a joy, a relaxation. Not pressed by overwork, not threatened by the demands of the master, the boss, having at their disposal the most perfected means, men will work with taste, with seriousness, with love. Distributed according to their aptitudes and their aspirations in the various branches of human labor, they will be constantly looking for new inventions, new processes, intended to improve, to perfect the duality, the aspect, the value of the products coming out of the machines or from their hands. They will work for personal pleasure while working for the satisfaction of common needs.
“Without organization?” — Without disorder, with the minimum of method compatible with the freedom of expansion of the life of each and all. Certain branches of human work will require more method than others: it will be up to those employed in this particular branch to determine under what conditions their labor should be accomplished. Calculating, avoiding superfluous work does not mean centralization, does not imply direction or command. Each group will establish for itself, after agreement with the others and examination of the general situation, its share of productive utility, but it is from the production unit that the agreement will start and it is not the administrative center that will impose its decisions.
Inevitably, the most practical and rapid method will have been chosen in order to have finished, as soon as possible, with the economic question: this resolved by a few hours of work, each one will hasten to join the group of intellectual or ethical affinities where his life can develop most fully. How many study or application groups you would see, curious reader: scientific, philosophical, artistic, literary, emotional. — Here the study of biology will be pushed to its utmost limits; there, explorers will want to decipher even the last secrets of the constitution of the globe. One group will confine itself to ethnological or linguistic research; another will probe the celestial immensities and try to enter into relations with the inhabitants of planetary lands; another group will apply itself to the printing or publishing of audacious theses intended to raise the most exciting discussions. Finally, such a group will devote itself to the preparation, variation, and refinement of recreations of all kinds: recitations, theater, art, dance, voluptuous festivals. Some naturist groups, dressed in unworked skins, will strive to cultivate their fields with spades, to cross the Atlantic by boat, and to travel on the backs of mules, without anyone stopping them.
Groups will be legion and the same individual will be part of several groups, will leave them, will return to them, will form new ones himself. Here the most absolute sexual freedom will be practiced, all will belong to all and all will give themselves to all; there will reign polyandry and there polygamy freely and voluntarily consented and practiced; elsewhere it will be uniqueness. Constant and fickle will be satisfied. Thanks to a rational limitation of births, the child will find from the cradle an abundance of opportunities to progress and become himself: his economic life will be assured and the mother, natural educator, will be able to devote herself in all tranquility, while contributing to the common production, to the development of the childhood of her voluntarily desired offspring, not very numerous, moreover.
No property. Machines, instruments, means of living, will belong to all and no one will think of depriving anyone of objects that are an extension of their personality. No value, since all products will have their utility.
No thieves, since there is no more property. — No counterfeiters, since there is no more money. — No jealous people, since there is no more shortage of affections. — No criminals, since there are no more opportunities to commit murder. — No oppression or violence, since there is absolute respect for the liberty and person of others.
Diseases will have largely disappeared, at the same time as overcrowding, misery, deprivation, and uncleanliness will have disappeared. Moral pain will have given way to the happiness that comes from the pursuit, abundance, and renewal of experiences.
We envy you, curious reader, for if you were to enjoy this scene, your eyes would have seen what so many prophets, so many martyrs, so many initiators have wished to see, what they have had to be content, in a thousand forms, to proclaim, to predict, to foresee — the goal of the aspirations of all pioneers of ideas: